Dans Zugzwang, l’élément narratif est explicite, ainsi que la relation que les comédiens établissent avec la salle. Dans En d’autres termes, les quatre interprètes silencieux se préparent leur repas, chacun pour soi, en ignorant ostensiblement les spectateurs. Le récit est confié entièrement à la capacité fabulatrice des spectateurs : les photos filmées par la caméra sont en effet projetées en fond de scène dans un certain ordre qui invite (et parfois impose) certains rapprochements, telle ou telle association d’idées, etc. Dans Zugzwang, le rapport à l’image passe par le commentaire qu’en offrent les comédiens ; En d’autres termes se déroule sans aucun commentaire (ou pour mieux dire, sans autre commentaire que les réactions perceptibles de la salle).
1) Où il est question d’une sorte de secret Idéalement, il faudrait ne rien dire d’En d’autres termes. Ce travail serait né du désir d’explorer ce qu’il advient du théâtre après soustraction de toute parole. Il n’a pourtant rien de complexe ni d’ardu. Il ne convie pas ses spectateurs à un tour de force ni à la réalisation d’un pari. Il s’adresse à tous. Et même, s’il y a un spectacle dont on peut dire qu’il s’adresse à tous, c’est bien celui-là. Il suffit d’entrer dans la salle, de s’y asseoir, et de constater par soi-même ce qui se produit. Tout discours préliminaire sur la forme ou le contenu de ce spectacle menace de troubler sans remède l’attente limpide qu’il faut, envers et contre tous, s’obstiner à souhaiter à ses spectateurs. En d’autres termes est un spectacle intelligent, et non intellectuel, un spectacle taciturne, ponctué de quelques bruits qui en prennent d’autant plus de relief. Cela posé, pour arracher le spectacle à sa propre réticence, pour le rendre désirable et préciser les idées, il faut bien que j’en dise quelque chose. Mais je vous aurai prévenus.
2) Où l’on traite, en termes généraux, du travail de Transquinquennal En d’autres termes apporte une sorte de réponse, de complément ou de retouche, comme on voudra, à Zugzwang, c’est-à-dire au spectacle de Transquinquennal qui a connu à ce jour le meilleur accueil public. Or Zugzwang proposait une sorte de quintessence de la « manière Transquinquennal ». Leur approche du plateau s’appuie le plus souvent sur les éléments suivants : rapport frontal avec le public, simplicité austère, presque puritaine, des dimensions scéniques (lumière constante, décor dépouillé, costumes neutres), exhibition immédiate, claire, au besoin brutale, des « règles du jeu », le tout sur fond d’humour pince-sans-rire. La griffe Transquinquennal se reconnaît aussi à l’insistance sereine avec laquelle ils mettent en oeuvre jusqu’au bout, sans varier, sans tricher, l’intuition centrale qui sous-tend chacune de leurs recherches, une fois qu’ils l’ont dégagée. Quels que soient les ingrédients théâtraux ou textuels dont Bernard Breuse, Pierre Sartenaer, Miguel Decleire et Stéphane Olivier composent leurs spectacles, ce n’est pas simplement leur goût qui les condamne à se priver de tout recours aux trucs théâtraux qu’ils connaissent aussi bien que les autres, mais une certaine retenue éthique et esthétique – une certaine qualité de scrupule. Le spectateur n’a pas à être fasciné ou étourdi, mais invité à déchiffrer activement, grâce à la scène, cette part du réel qui sans elle risquerait de se dérober. Dans Zugzwang, par exemple, ce travail portait d’abord sur un immense cliché noir et blanc qui faisait office de décor en barrant tout le fond de scène. On y voyait la salle d’un célèbre café bruxellois, photographiée du fond vers la rue ; aux différentes tables, quelques clients, et parmi eux, au premier plan gauche de l’énorme image panoramique, les membres du collectif. Tour à tour, comme autant de conférenciers, les comédiens s’avançaient vers les spectateurs qu’ils fixaient les yeux dans les yeux, tout en leur suggérant des biographies possibles des figures photographiées, que des projecteurs dissimulés derrière la photo venaient alors éclairer ponctuellement. Si je me souviens bien, certaines de ces narrations étaient ouvertement fictives ; pour d’autres, un certain doute s’insinuait ; pour d’autres encore, on était plutôt enclin à leur supposer un fond de vérité. Mais d’où provenait donc cette différence d’impression ? Le trompe-l’oeil perspectif de la photographie paraissait se doubler d’une sorte d’arrière-fond non visible, tandis que la surface trop lisse des récits qui lui correspondaient était peu à peu comme parcourue de fissures mouvantes, impossibles à localiser. Et entre les mots et l’image se tenaient obstinément des corps, arpentant un espace réel : ceux des comédiens qui n’avaient pas lâché du regard leurs interlocuteurs dans la salle, sauf pour se retirer, toujours à vue, derrière un pupitre dressé au pied de la photographie et baisser les yeux sur de petits cahiers d’écolier où ils revenaient écrire quand ils ne parlaient pas. Or cette réserve silencieuse de paroles confiées à l’écriture, ce dépôt qui avait fini par se faire oublier, voici qu’à la fin de Zugzwang, tel un boomerang qui serait aussi un miroir, il nous était renvoyé en plein visage : les comédiens, formant pour la première fois une ligne face à la salle, lisaient alors le contenu de leurs cahiers, qui s’avérait être composé des réflexions inspirées par leur incessante et tacite observation du public tout au long du spectacle. Pendant cette lecture, chacun comprenait soudain qu’il n’avait pas seulement regardé, mais été regardé lui-même, et même plus que cela : ingénument offert en spectacle, depuis sa place de spectateur n’impliquant nul privilège et ne garantissant nul abri. A quoi ressemblerait donc un théâtre qui se fabriquerait en dénonçant ses propres conditions de représentation, un théâtre qui irait jusqu’à mettre en jeu, en même temps, sa relation obscure, côté coulisses et côté salle, avec ses deux points de fuite ? En quoi consisterait concrètement une telle mise en jeu ? Je ne sais pas s’il faut situer dans ces parages l’aspect le plus original de la recherche de Transquinquennal, mais il me semble que leur travail touche souvent à ce genre de questions.
3) Où il est question d’un spectacle en particulier Une bonne part du « secret » relatif à En d’autres termes tient à la nature du dispositif propre à ce spectacle. Il offre comme une nouvelle version, retournée comme un gant, de celui que Zugzwang mettait en oeuvre. Du côté de Zugzwang, une seule photo, fragmentairement éclairée par-derrière par une multiplicité de projecteurs ; du côté d’En d’autres termes, une multiplicité de photos familiales, successivement captées par l’objectif d’une seule caméra. Du côté de Zugzwang, une foule de sources lumineuses immobiles, soustraites à notre vue ; du côté d’En d’autres termes, une caméra unique, toujours en mouvement, et ne cessant de s’imposer à nos regards. Dans Zugzwang, l’élément narratif est explicite, ainsi que la relation que les comédiens établissent avec la salle. Dans En d’autres termes, les quatre interprètes silencieux se préparent leur repas, chacun pour soi, en ignorant ostensiblement les spectateurs. Le récit est confié entièrement à la capacité fabulatrice des spectateurs : les photos filmées par la caméra sont en effet projetées en fond de scène dans un certain ordre qui invite (et parfois impose) certains rapprochements, telle ou telle association d’idées, etc. Dans Zugzwang, le rapport à l’image passe par le commentaire qu’en offrent les comédiens ; En d’autres termes se déroule sans aucun commentaire (ou pour mieux dire, sans autre commentaire que les réactions perceptibles de la salle). A quoi vise cette comparaison ? Avant tout, à faire sentir que le travail de Transquinquennal est de ceux que l’on gagne à suivre régulièrement. Saison après saison, leurs spectacles se répondent et parfois se complètent. Un amateur de beau théâtre qui découvrirait Transquinquennal à l’occasion d’En d’autres termes n’en serait pas moins amené : (1) à remarquer combien ces visages vivants et présents devant lui, d’apparence impassible, se chargent de tout ce que son regard ne peut s’empêcher d’y projeter ; (2) à s’interroger sur les raisons d’une telle projection ; (3) à constater qu’elle s’explique entre autres par le rapprochement qu’il opère inévitablement entre certaines faces figurant sur les documents d’archives captés par la caméra et les traits de tel ou tel individu en chair et en os, actuellement présent en scène. Il devra s’interroger sur les raisons qui l’ont persuadé que ces visages d’enfants correspondent bien à tel ou tel adulte. Ou encore, se laisser bercer par les charmes d’un processus d’identification presque aussi souple que l’écoute flottante des psychanalystes. Les vacillations d’une telle identification sont encouragées non seulement par le choix des clichés et leur regroupement en séquences à la fois chronologiques et typiques – tout enfant photographié l’a été une fois dans son bain, à une fête d’anniversaire, et nous avons tous été cet enfant-là -, mais encore par les différentes variétés de silence mises en jeu, qui fonctionnent comme autant de changements de focale. Car l’absence de parole peut ressortir à la vanité de tout langage en certaines circonstances qui se passent de commentaires, mais aussi à son incapacité à traduire dans son inexprimable singularité telle ou telle réalité visée. Ce flottement-là, autour de la sphère de l’intime, donne avec délicatesse à ressentir une nuance théâtralement assez rare, qui a trait à la réserve, à la pudeur ou au quant-à-soi. Nuance dont la rareté ne tient pas seulement aux moyens propres de la scène, mais au peu de place que lui concède le bruit de notre époque : qu’on songe à l’obscénité des modes télévisuels-publicitaires de divulgation de l’intime, sous couleur d’expression de l’ « individu ». Tout le dispositif d’En d’autres termes reprend méthodiquement, mais en les déplaçant, des procédés dont use la boîte à programmes qu’on appelle télévision. Comme dans certaines émissions, des individus « quelconques » déambulent à vue, toujours exposés aux regards, et ne semblent avoir d’autre fonction que de fournir sa pâture d’images à l’objectif. Pour cela, ils remplacent de temps à autre les plaques rectangulaires sur lesquelles sont collées les photographies par d’autres plaques, qu’ils insèrent dans des rails disposés sur la trajectoire de la caméra. Comme si leur existence n’avait d’autre justification que de fournir et de tenir à disposition, en temps voulu, un certain contingent d’images utilisables. La caméra, par son va-et-vient prédateur, nous permet précisément de voir que fournir des images à une machine est un travail ; que cette machine est indifférente à ce qu’elle capte ; que les images font écran si elles n’ont plus de bords réels ; que tout dispositif tend à reconstituer, dans ses marges, des espaces d’intériorité qui lui échappent, tout en parvenant néanmoins, par on ne sait quels invisibles souterrains, à communiquer. Certaines choses sont d’une fragilité que le moindre mot briserait, et l’une des vertus du spectacle est de nous rappeler à quel point ces choses-là sont nombreuses. En d’autres termes est une belle invitation à éprouver de quelles interférences une vie et son récit se traversent mutuellement, à mesurer jusqu’à quel point l’existence et sa mise en forme peuvent adhérer ou manquer l’une à l’autre, avec ironie ou tendresse. Mais j’en ai sans doute déjà trop dit : allez y voir.