01/02/2002, Valérie Cordy, Entretien

Entretien réalisé par Valérie Cordy, le 1er février 2002. Présentation des trois membres présents de Transquinquennal : Pierre Sartenaer, Miguel Decleire et Bernard Breuse. Stéphane Olivier est absent.

Entretien réalisé par Valérie Cordy, le 1er février 2002.
Présentation des trois membres présents de Transquinquennal : Pierre Sartenaer, Miguel Decleire et Bernard Breuse. Stéphane Olivier est absent. (retour au sommaire)

PIERRE SARTENAER
Je suis bruxellois, du cœur de Bruxelles. Je suis entré au Conservatoire en 1981 assez jeune, vers 17-18 ans, en Art Dramatique dans la classe de Claude Étienne. Ensuite, j’ai hérité de Pierre Laroche puisque Claude Étienne s’en est allé. J’ai toujours voulu faire quelque chose « d’artistique » depuis tout petit, au départ plutôt du côté du dessin. Plus tard, et d’une certaine manière par défaut, j’ai fait l’Art Dramatique. Je voulais quitter mes études pour faire le secondaire supérieur (6, 5, 4ème) en dessin aux Beaux-Arts. Je n’ai pas tenu longtemps dans l’école. J’étais un des plus jeunes, j’ai été effrayé, tout le monde fumait dans les couloirs, on faisait de nus au fusain… je me suis retrouvé dans un univers que je ne comprenais absolument pas. Il fallait se prendre en charge d’une manière que je n’avais jamais connue. J’étais paniqué et je me suis replié sur mon ancienne école et pour sauver la face (mais aussi pour moi-même), je me suis inscrit à l’Académie. Le seul cours encore libre était l’Art Dramatique. J’étais très timide, et il m’a fallu plus de trois mois pour passer de la couleur rouge écrevisse à une couleur normale. Comme je voyais que cela faisait un peu d’effet sur les gens, je me sentais valorisé. On se trouve une petite place qui n’est pas désagréable. En sortant des humanités, j’ai voulu faire l’INSAS en réalisation cinéma mais ça n’a pas marché. J’ai donc fait le Conservatoire. Je ne suis pas entré au Conservatoire par choix délibéré de la qualité de l’enseignement puisqu’a priori je ne savais pas grand chose de celui-ci. À l’époque, on disait que l’INSAS débouchait éventuellement sur le Varia (et encore, ce n’était pas vraiment le cas) ; avec le Conservatoire il y avait moyen de jouer au Rideau de Bruxelles, au Théâtre National. Je me suis dit pourquoi pas… En sortant de mes études au Conservatoire en 1984, j’ai joué. La chair fraîche était assez demandée. Puis, tu es confronté au système, tu grandis et puis on a moins besoin de toi et puis, tu veux faire quelque chose, en opposition, mais aussi pour toi-même. Après, on arrive au chapitre Transquinquennal.
J’ai joué une dizaine de pièces, du Théâtre National au Rideau en passant par des projets fauchés. J’ai joué un peu de tout. Il n’y avait pas trop à se plaindre. J’aurais pu espérer plus, mais je travaillais quand même. Au Conservatoire, dès la deuxième année il y avait moyen de travailler un peu en faisant des petits rôles. La dernière année, tu commences à avoir des rôles un peu plus intéressants.
Je suis entré au Conservatoire en 1981, j’en suis sorti en 1984 et Transquinquennal est né en 1989.

BERNARD BREUSE
L’époque était différente au niveau de l’emploi. La longueur des séries par exemple s’est considérablement réduite. Il y a eu une chute de l’emploi.

PIERRE SAERTENAER
Quand on sortait du Conservatoire de Bruxelles, il y en avait quatre ou cinq chaque année qui travaillaient. J’étais de ceux-là.

MIGUEL DECLEIRE
Mon parcours de théâtre est un peu différent. En tout cas par rapport à Transquinquennal, parce qu’en gros il ressemble au parcours de Pierre. J’ai aussi fait l’Académie, puis le Conservatoire. C’est pendant mes humanités qu’un jour j’ai décidé de faire ça. Comme ma maman était professeur d’Académie en musique, c’était facile de trouver un cours d’Art Dramatique. J’étais chez Francis Besson qui travaillait au Conservatoire. C’était une filière obligée que j’ai suivie. Avant cela, l’Académie me convenait plus ou moins. J’ai fait un an en tant qu’étudiant d’échange aux États-Unis. À mon retour, Francis Besson m’a conseillé de faire la scénographie parce que je dessinais bien et que d’après lui on manquait de scénographes. Je me suis dit pourquoi pas, ça élargissait mon horizon. La filière du Conservatoire me semblait très convenue : après les études on savait qu’on jouait au Rideau, au National, au Parc et éventuellement à l’Esprit Frappeur ou d’autres. J’ai donc présenté les deux examens : la scénographie et le Conservatoire en Déclamation. J’étais sûr de rater au moins un des deux. J’ai réussi les deux. J’ai donc mené de front les deux études pendant une année, ce qui était assez lourd. Comme j’étais indécis, j’ai voulu choisir une des options pendant un an. J’avais la possibilité de laisser tomber le Conservatoire pendant un an, je me suis concentré sur la scénographie. Je me suis rendu compte que c’était très intéressant mais que ce n’était pas du tout pour moi et que ce que je cherchais était plutôt d’avoir des bases techniques sur la fabrication concrète du théâtre. Ce n’était pas du tout ce qu’on apprenait à la Cambre. Il n’y avait aucune notion de ce qu’est un éclairage, par exemple. Par contre, on apprenait ce que le Bauhaus avait apporté à l’histoire du théâtre. Je me suis séparé en bons termes de Serge Creuz et je me suis concentré sur le Conservatoire. J’ai fait la Déclamation et l’Art Dramatique. Moyennant une petite dérogation facile à avoir, le Conservatoire permettait de travailler à l’extérieur. J’ai donc fait de la figuration intelligente au Parc, des petits rôles à gauche et à droite. À l’époque, il y avait un esprit entreprise de casting au Conservatoire : nos photos étaient affichées dans le hall d’entrée. Il fallait se faire connaître du métier. On nous apprenait à être utilisables par plein de metteurs en scène différents. Cela marchait plus ou moins. Il commençait à y avoir des gens qui ne parvenaient pas à entrer dans le système et l’on a pu voir l’émergence des petites compagnies. En 1988, je me suis retrouvé parmi les proches de Frédéric Dussenne, avec qui j’avais fait le Conservatoire aussi, et j’ai participé avec lui durant une dizaine d’années à l’aventure des Ateliers de l’Échange. Pendant et après cette aventure, j’ai travaillé avec Frédéric Ruymen qui lui, venait de la Kleine Akademie. On a fait une série de spectacles ensemble. Puis, j’ai travaillé avec Transquinquennal. Le travail m’a intéressé. Je sentais que c’était avec eux que j’avais envie de travailler. J’ai toqué à leur porte, ils m’ont ouvert et je suis entré. Voilà. Mon parcours est fait de blocs avec des jeunes compagnies. Je n’ai pas du tout une mentalité d’acteur free-lance, j’aime le travail de compagnie à long terme.

BERNARD BREUSE
La différence est que je suis d’origine wallonne, ce qui n’est pas le cas de…

MIGUEL DECLEIRE
Je suis aussi bruxellois. Disons du grand Bruxelles puisque mes parents habitent Alsemberg.

BERNARD BREUSE
Je viens d’un coin entre Charleroi et Namur (Falisolle devenu maintenant Sambreville après la « fusion » des communes). C’était assez différent parce qu’il n’y avait pas grand chose là finalement. J’ai commencé par faire du théâtre à l’école. C’était le début du rénové qui a amené quelque chose qui était une certaine vague de liberté par rapport à l’enseignement. Il y avait des professeurs qui aimaient faire du théâtre dans le collège où j’étais. On a fait du théâtre de façon assez importante. Ma première année de rénové, je me souviens qu’on a passé six mois à faire du théâtre au cours de français, ce qui est énorme. Il y avait comme une porte qui s’était ouverte sur l’enseignement. On avait donc travaillé six mois sur le Bourgeois Gentilhomme qu’on a totalement réécrit. J’étais assez fier d’avoir réécrit totalement le Bourgeois Gentilhomme… Et on l’a joué ! Après j’ai eu un professeur qui jouait au Théâtre de l’Escalier à Namur. L’un dans l’autre, on faisait à peu près un spectacle par an. J’ai fait et joué quatre ou cinq spectacles pendant mes humanités. Cela restait de l’amateurisme un peu éclairé mais avec une volonté de bien faire les choses. On ne montait d’ailleurs pas forcément des classiques. Nous avons eu des créations originales auxquelles j’ai participé et également au niveau de l’écriture. À 18 ans, comme je venais d’une famille ouvrière, mes relations avec mon père sur l’idée de faire du théâtre n’étaient pas au beau fixe. Il me voyait bien faire du droit. Il voulait que je réussisse et je comprends tout à fait son point de vue. Être comédien voulait dire être loin parce que cela se passait à Bruxelles. Même si ce n’étaient que 65 km, ça paraissait énorme. J’ai donc négocié avec mes parents que j’allais faire d’autres études, que j’aurais un diplôme, mais qu’une fois cela terminé, je ferais ce que je voulais, c’est-à-dire une école de théâtre. J’ai donc fait un régendat en français/histoire, des études courtes (deux ans je crois) que j’étais sûr de pouvoir mener à bien. J’ai eu le diplôme, je l’ai mis dans un tiroir. Durant ces deux années j’avais commencé l’Académie à Namur chez Jean Giard qui était l’animateur du Théâtre de l’Escalier et qui travaillait avec André Debaar qui faisait de la mise en scène là. D’une façon naturelle, je me suis retrouvé au Conservatoire. J’ignorais que d’autres écoles comme l’INSAS et l’IAD existaient. J’avais de grandes difficultés à négocier avec mes parents le fait que je ne voulais pas aller à Mons. Ils imaginaient qu’ainsi je pourrais prendre le train et rentrer tous les soirs. J’avais dans l’idée de monter à Bruxelles. C’est normal. Je ne voulais plus voir mes parents, je ne voulais plus voir Falisolle parce qu’il y a un côté un peu terrible (c’est comme ça que je voyais les choses à l’époque). Donc, je me suis retrouvé chez André Debaar. Après l’examen d’entrée, que j’ai réussi, je me suis retrouvé dans ce qu’était à ce moment-là le Conservatoire et je ne pense pas que ça ait beaucoup changé, c’est-à-dire un enseignement qui ne me correspondait pas du tout. Quand on a 20 ans on attend d’un enseignement qu’il prenne tout à fait les choses en main et qu’il aille loin et je me suis retrouvé dans un cours d’Académie un peu mieux fait. La seule différence, qui n’est pas la moindre, était qu’on pouvait suivre les cours à plein-temps. Après la première année je me suis également inscrit en Déclamation. J’ai arrêté le Conservatoire au bout de trois ans pour faire mon service militaire. Comme j’étais encore un garçon bien sage, il n’était pas question vis-à-vis de ma famille et de mon père que je ne le fasse pas. Faire son service voulait dire devenir un homme et être réformé pour des raisons mentales était le déshonneur pour la famille. Je me suis donc laissé faire et j’ai repris le Conservatoire après mon service militaire. Ce qui se passait de bien au Conservatoire à l’époque c’était que l’Ymagier Singulier avec Thierry Salmon avait suivi les cours chez Debaar l’année avant la mienne (ou à peu près). Michel Bogen en faisait partie également. Il y avait une idée du collectif. Alain Lempoel, Laurence Évrard, Serge Rangoni. On a vu Michel Bogen dans Othello et Rangoni dans Iago aux examens du Conservatoire. Le Conservatoire était basé rue de la Régence juste à côté du Petit Sablon et au Grand Sablon ils avaient squatté les anciennes faïenceries Bock qui ont été remplacées aujourd’hui par le Jolly Hôtel (très moche d’ailleurs). C’était un très beau lieu, une sorte d’ancienne fabrique qui datait du XVIIème siècle. Ils montaient le Moine de Lewis. C’était un très beau spectacle. Au Conservatoire, et je pense qu’il a encore cette qualité aujourd’hui, la pédagogie est tellement mal organisée que l’on peut prendre une grande liberté et s’organiser pour faire des choses. Il y avait donc l’exemple de l’Ymagier et aussi le parcours que Miguel et Pierre ont expliqué d’une filière qui permettait de travailler. Le Conservatoire était d’abord une rencontre de professionnels et en effet il était une porte ouverte sur le Rideau, sur le Parc, sur le Théâtre National et sur les Galeries. Si on avait un petit talent ou qu’on n’était pas trop mauvais, on se retrouvait rapidement à faire des petits rôles puis des rôles plus ou moins importants. Comme moi j’étais petit, et je le suis resté, j’ai commencé à jouer tous les rôles d’adolescents possibles et imaginables. Des rôles intéressants avec une confrontation rapide à ce qu’était le milieu théâtral dans le vieux sens du terme. Il y avait quand même une grande tristesse dans tout ça. Ce qu’on découvrait était que le comédien n’était qu’un interprète, qu’il y avait un côté extrêmement vieillot, qu’on faisait du théâtre comme on l’aurait fait dans les années 50. Le Conservatoire véhiculait aussi cette idée-là. On faisait du théâtre comme si le théâtre avait toujours été ainsi et qu’il n’allait pas changer. Il y avait une manière de faire du théâtre avec des traditions bien ancrées. André Debaar a appris son métier avec la Comédie Française. Après la guerre il se passait ce qui se passe maintenant à la télévision ou au cinéma c’est-à-dire que les premiers rôles étaient joués par des comédiens français. Ils montaient L’Aiglon avec comme premier rôle un acteur de la Comédie Française tandis que tous les autres rôles étaient joués par des comédiens belges. André Debaar s’est frotté de cette manière avec des comédiens d’excellente qualité. Même s’il avait des opinions bien arrêtées sur le théâtre, il n’était pas n’importe quel acteur. Il a travaillé avec Dario Fo quand celui-ci est venu en Belgique… Après le Conservatoire, j’ai continué à travailler dans des choses qui m’étaient proposées qui étaient intéressantes mais en même temps j’étais de plus en plus triste. Je me retrouvais au Parc et je me rendais compte que je n’avais aucune envie de jouer pour ce public-là pour des raisons peut-être un peu anarchistes de ma part. Mais à voir tous ces gens en vison au Parc qui avaient trois fois mon âge, je me demandais vraiment ce que je leur donnais. Durant mes études au Conservatoire, on avait avec quelques camarades, fondé une compagnie avec laquelle on avait monté les Trois sœurs de Tchekhov en dernière année et qui a marché pas mal. On a également squatté l’Arsenal du Charroi qui est maintenant récupéré par Delvaux. Ainsi, j’ai commencé à refuser du travail dans des théâtres officiels pour travailler là. C’était avec une sorte de collectif sans réflexion sur le collectif. C’était plus une envie de faire du théâtre. J’ai fini par me disputer avec le metteur en scène et je suis parti. Je n’ai donc plus eu envie de continuer dans cette filière qui me paraissait être celle de la parole. Je ressentais des manques au niveau du mouvement. J’ai donc décidé de partir à Paris suivre les cours de l’école Lecocq. Les cours étaient déjà chers et pour les payer j’ai été veilleur de nuit dans un hôtel à Paris mais je n’ai pas réussi à rassembler les sommes nécessaires et je suis rentré à Bruxelles sans avoir suivi les cours. C’est à ce moment-là qu’avec Pierre Sartenaer on a traîné et que Transquinquennal est né dans la foulée.

PIERRE SARTENAER
Bernard et moi sommes entrés la même année au Conservatoire et Bernard a dû faire son service militaire en cours de route.

BERNARD BREUSE
Pierre était déjà sorti quand je suis revenu au Conservatoire.

PIERRE SARTENAER
On s’est vraiment rencontrés après la période dont Bernard vient de parler. On se connaissait. Je connaissais également Miguel.

BERNARD BREUSE
En rentrant de Paris, je n’avais plus d’appartement et j’ai squatté chez Pierre. On passait une grande partie de nos journées ensemble à ne rien faire et à faire puisqu’on lisait beaucoup ensemble. On passait pas mal de journées au parc. C’était fresbee et lectures de théâtre. La rencontre s’est cristallisée pour des raisons d’abord administratives peut-être…

PIERRE SARTENAER
Il y avait une insatisfaction. On se demandait si on allait continuer de la manière dont on avait commencé. On était arrivé au sommet de ce que l’on pouvait espérer. Cela ne voulait pas dire qu’on allait nous garder mais on avait tout de même tâté et goûté ce que c’était et le plat ne nous semblait pas suffisamment bon. Il y avait quelque chose d’effrayant de se dire qu’on allait faire ça pendant 20 ans… Il fallait se bouger.

MIGUEL DECLEIRE
C’est le point de vue qu’on peut avoir maintenant sur ces années-là. À l’époque, c’est vrai qu’il y avait encore la possibilité de travailler mais je me souviens que nous avions malgré tout la sensation que la profession était en train de se boucher et qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde. On essayait de se vendre, c’était les années 80. On essayait d’occuper le terrain, d’attirer les « employeurs potentiels » qui étaient des figures emblématiques. Il fallait les intéresser et ce n’était déjà plus si évident. Il y avait aussi dans le même temps une tentative de prise de conscience syndicale. La situation se démembrait petit à petit.

BERNARD BREUSE
Il y avait aussi le Conservatoire qui imprimait sa marque par rapport au métier. On aurait eu envie de travailler avec certains metteurs en scène que cela était impossible s’ils ne faisaient pas partie de notre circuit. Il était presque évident qu’en sortant du Conservatoire, des metteurs en scène comme Michel Dezoteux… ne s’intéresseraient jamais à nous. C’était très catégorisé et de tous les côtés. Les metteurs en scène qui me semblaient intéressants parce que témoignant d’une certaine modernité ou post-modernité me semblaient inatteignables. Il me semblait également impossible, vu le parcours que j’avais, d’aller les voir pour leur dire que je voulais travailler avec eux. Peut-être que je me faisais cette image mais en même temps, je me dis qu’en effet, je n’étais pas intéressant pour eux.

PIERRE SAERTENAER
En entrant dans une école comme le Conservatoire, nous avions aussi le sentiment de participer à un certain milieu du théâtre avec la sensation d’en avoir parcouru tous les aspects. Alors que notre vision des choses était biaisée à la base et parcellaire parce qu’il y avait des spectacles que nous n’allions pas voir.

BERNARD BREUSE
Il y avait un côté péremptoire sur ce qu’était le théâtre. Le premier à avoir franchi finalement les ponts était Bernard De Coster. D’abord éclairagiste puis metteur en scène, il participait de ce qu’on attendait du théâtre à savoir un bel emballage. Je me souviens avoir joué dans un de ses spectacles où le public applaudissait le décor quand le rideau s’ouvrait. À partir de là, il évolué vers autre chose.

PIERRE SARTENAER
Par contre, on appartenait à la génération des gens de théâtre qui investissaient des lieux industriels pour faire des spectacles avec l’espoir que cette énergie allait se transformer comme ce fut le cas pour le Varia, la Balsamine… Cet esprit-là est perdu. Il y avait un plaisir de spectateur d’aller dans des endroits improbables, un plaisir qui semble s’être émoussé lui aussi.

BERNARD BREUSE
Le paysage, en tout cas au niveau des acteurs (à part certains qui réussissaient) c’était amertume, cynisme ou alcoolisme à long terme. Il y avait beaucoup d’acteurs laminés par un système qui demandait d’abord de fermer sa gueule. En tant qu’artiste, il n’y avait aucune possibilité de s’exprimer. En tant qu’interprète oui…

PIERRE SARTENAER
Je trouve que sur un plan personnel c’était pénible. Quand on voyait des gens pour lesquels on avait de l’admiration, qui étaient de grands acteurs, qui dans le travail, dans leurs façons de se comporter, témoignaient d’une forme de lâcheté (lâcheté nécessaire à leur survie), cela faisait mal. On s’attendait quand même à ce que ces gens interviennent sur un plan même pas forcément artistique mais au moins personnel, qu’ils interviennent dans la discussion, que leur avis compte… Ce n’était pas ça qui se passait. Les gens avaient peur de ne plus avoir de travail le lendemain même s’ils étaient au top. C’était un drôle de sentiment. J’ai joué les Fourberies de Scapin 100 fois. C’était à mon avis un mauvais spectacle et j’ai vécu dans cette atmosphère avec des gens qui, isolement, avaient des qualités, mais qui formaient un ensemble qui me paraissait dramatique et d’une tristesse infinie dans l’engagement. Il y avait une différence terrible entre le discours qui était donné au monde et ce que l’on vivait de l’intérieur. Quand on est jeune, s’arranger avec cette dualité me paraissait vraiment compliqué.
Au départ de la fondation de Transquinquennal, Bernard parlait d’arrangement administratif parce qu’à l’époque, on devait pointer tous les jours au chômage avec l’heure qui changeait tous les jours. Beaucoup d’asbl se créaient pour des dispenses de pointage et pour que la vie devienne un peu plus normale. Quand on répétait bénévolement en pointant tous les jours à des heures différentes, il était pratiquement impossible de réunir une équipe de quatre personnes. De toute façon c’était interdit. On a donc créé une asbl avec cet espoir de pouvoir nous dépêtrer de cette situation. On se débrouillait déjà avec d’autres asbl qui nous fournissaient des dispenses de temps en temps. C’était un réseau d’entraide. En ce qui nous concernait, il y avait aussi l’envie de faire quelque chose. Nous n’étions pas sûrs d’avoir encore des contrats longtemps. Je me souviens d’une saison très creuse. Cela ne me désolait pas. J’avais longtemps refusé d’émarger au chômage parce que j’étais contre cette idée. J’espérais en agissant de la sorte que j’allais continuer à être curieux, que j’allais rencontrer des gens et que ça allait être une forme de dynamisme qui allait être reconnue par mes pairs. Après trois ans, je me suis rendu compte que tout le monde s’en foutait complètement et qu’on me faisait une grande tape dans le dos en me souhaitant courage. Cette situation m’obligeait parfois à jouer des pièces auxquelles je ne croyais vraiment pas. J’ai donc fini par m’inscrire au chômage et par faire mes jours en faisant un à deux spectacles par an, ce que je ne trouvais pas déplaisant. Cela me donnait du temps pour réfléchir, pour faire d’autres choses. À un moment donné, il fallait aller plus loin. Bernard et moi avons donc créé Transquinquennal dans le parc de Bruxelles suite sans doute à une réunion de freesbee et de lecture. On ne voulait pas un nom du style « théâtre de l’aurore » ou « de l’aubépine ». On voulait éviter les fleurs et les saisons qui sont des noms durs à porter, « Transquinquennal » aussi mais on ne le savait pas encore à ce moment-là. Comme on n’était pas sûrs de notre coup, on a créé une asbl qui devait disparaître automatiquement de par ses statuts au bout de cinq ans. Quinquennal, à travers cinq ans Transquinquennal. On avait peur en ne se donnant aucune limite de ne peut-être jamais rien faire, que si on faisait plus de cinq ans, l’affaire deviendrait peut-être sérieuse… Ce qu’elle est devenue.

BERNARD BREUSE
Il y avait aussi, même si on ne le formulait pas, une interrogation sur ce qu’était la mise en scène. En tout cas celle qu’en tant qu’interprètes nous avions rencontrée était plus de l’ordre de la mise en place. La manière de répéter par exemple au Parc était premier jour = première scène. Il n’y avait pas que cela bien sûr, c’est un exemple. Mais il y avait une volonté d’interroger ce que nous avions connu. Il y avait aussi l’idée que j’avais ressentie durant mes études et mes débuts professionnel que le théâtre était toujours ailleurs. Il fallait rejoindre les grands courants théâtraux mais qu’on était toujours en dessous de quelque chose. Si on n’y arrivait pas c’était par manque de travail, de technique… et le Grand théâtre était toujours ailleurs (comme si c’était une utopie intouchable)… C’était une idée colportée par les études que le Grand théâtre était à Paris et certainement pas en Belgique. Ce Grand théâtre malgré des metteurs en scène comme Mnouchkine était tourné vers le passé. Alors que fondamentalement, j’étais persuadé que le problème n’était pas là. Les questions étaient posées même si nous n’avions pas les moyens de les formuler clairement, elles étaient en nous.

PIERRE SARTENAER
Les interrogations étaient profondes, mais les formulations n’étaient pas claires. Elles ne le sont pas beaucoup plus aujourd’hui. Au départ, c’était beaucoup plus pragmatique. On essayait de faire de notre mieux par rapport à un défi qu’on s’était lancé de faire un spectacle.

BERNARD BREUSE
C’était aussi un rapport de propriété. Était-on propriétaires de ce que nous faisions ? On avait toujours l’impression que cela appartenait au metteur en scène. On se demandait si on avait la possibilité de devenir des artistes même si on ne le formulait pas comme ça.

PIERRE SARTENAER
Il y avait pour moi un gros problème au niveau de l’engagement. Sur la place de notre implication personnelle dans les actes posés. Pendant cinq ans, tu essayes d’être un bon comédien, mais tu participes souvent à des choses que tu n’aimerais pas que tes amis viennent voir. C’était pour moi une véritable question.

BERNARD BREUSE
Sur le plan personnel, à tous les niveaux quelque chose clochait. Maintenant dire quoi… Il y avait un manque, une insatisfaction évidente.

PIERRE SARTENAER
Bernard et moi avons fait un spectacle à deux. On a fait de notre mieux. Je voulais me confronter au seul en scène. J’ai écrit le texte. Il y avait quinze jours de libres à la Samaritaine quelques mois plus tard. Je voulais que nous fassions quelque chose par nous-même. Trouver des dates pour jouer, convaincre les autres de l’intérêt d’un spectacle m’a toujours paru plus difficile que le travail ; cet aspect-là étant résolu, il fallait que je trouve quelqu’un pour me mettre en scène. J’ai demandé à Bernard. Il était en face de moi et libre. Bernard a essayé de s’acquitter de cette nouvelle tâche du mieux qu’il a pu. Cela n’était pas toujours facile entre nous parce qu’on était un peu aux abois tous les deux, l’un en face de l’autre. On essayait de s’aider, mais on n’avait pas toujours les moyens de le faire. On était parfois dans des fausses questions, des faux problèmes. Et puis, on était deux. Ce n’est pas un chiffre génial. C’est ce qu’on a compris quand Stéphane Olivier est arrivé. Être trois a été une bénédiction. Ce spectacle s’appelait Trente-deux dents. Un texte d’une dizaine de pages composé d’impressions personnelles.

BERNARD BREUSE
Il y avait une volonté, parce que c’était le personnage d’un adolescent qui n’était pas si loin de Pierre à ce moment-là, de devoir représenter, de montrer, de donner des signes que c’était le fait d’un adolescent. Le texte le disait, le faisait tout à fait comprendre. Nous voulions représenter ce qui était déjà dit par un texte. Il nous fallait en plus le montrer. Notre travail a donc consisté en questionnements sur comment le montrer mais aussi pourquoi le montrer. C’est là que le metteur en scène trouve sa place ou sa puissance, ou qu’il montre qu’il a des qualités ou du talent. Mais cela n’a aucun intérêt. Ce n’est pas là que devrait se situer son travail. Cela équivaut à du savoir-faire, une petite base technique que le comédien rejoint aussi inévitablement.

PIERRE SARTENAER
Comme nous n’avions jamais fait cela, on s’est sentis totalement nouveaux sur ce plan-là. Le champ de questionnements qui s’est ouvert était tellement énorme que pour ma part, je me suis concentré sur certains aspects du problème. Le questionnement que je souhaitais, et que j’espérais vivre comme une délivrance et un chemin merveilleux vers de nouveaux horizons, est devenu effrayant le jour de la première. C’était la première fois que je me posais réellement la question en tant que personne sur le sens d’écrire un texte, de s’impliquer personnellement, de le jouer, de me montrer devant des gens… Pourquoi ? Toutes ces questions, en tant qu’interprète au Conservatoire et dans le métier, je me les étais posées de manière beaucoup plus ténue, floue. Ces représentations n’ont pas été si merveilleuses que cela finalement, mais je souhaite à tout le monde de passer par là.

BERNARD BREUSE
Ces questions-là n’étaient jamais posées dans la pédagogie du Conservatoire.

PIERRE SARTENAER
Le théâtre était toujours au-dessus de nous et nous étions là pour le servir avec une fausse humilité. Il n’était pas question de penser que le théâtre puisse être l’outil des personnes présentes sur scène.

BERNARD BREUSE
Au niveau idéologique, si les questions étaient posées, cela représentait une prise de pouvoir sur la chose. Le Conservatoire dispensait un enseignement bourgeois qui formait un théâtre bourgeois. Il y avait certaines bases idéologiques dont il n’était pas question qu’on parle. Il n’y avait pas de volonté de faire un théâtre politiquement réactionnaire ou à droite, mais la façon dont on ne posait pas les questions ramenait à cela en fait. Pour moi c’était terrible même si je n’arrivais pas à le formuler. Je l’explique comme ça aujourd’hui. C’était le bon vieux discours réactionnaire de dire que les choses sont comme ça et le théâtre aussi. Ce n’est pas vrai… Le théâtre est ce qu’on en fait. Il y a sans doute d’autres questions qui se posent dans d’autres écoles que je n’ai pas faites et dont je ne peux évidemment pas parler. J’avais l’impression qu’à l’INSAS, même si je ne dis pas qu’ils avaient des réponses, que c’étaient des questions qu’ils arrivaient à se poser, qui étaient soulevées parfois. J’allais voir les travaux de l’INSAS, qui m’intéressaient plus que les nôtres. C’était bizarre et les gens avaient l’air très vieux alors que j’avais l’impression d’avoir 16 ans parce que je jouais des rôles d’adolescents et que je travaillais le Dindon de Georges Feydeau alors qu’ils travaillaient du Peter Handke. Ramener Handke à André Debaar… En même temps, il était très honnête parce qu’il avouait que Fin de Partie de Beckett, qui n’était pourtant pas la pièce la plus révolutionnaire, n’était pas pour lui. Il nous laissait faire…
Le plus étonnant dans cet enseignement était que nous n’avions pas de cours d’histoire de l’acteur. On pourrait avoir des cours théoriques qui pourraient nous permettre d’aller vers la pratique.

PIERRE SARTENAER
On a eu des cours d’histoire du théâtre belge, mais il n’y avait pas un mot sur le Théâtre du Parvis.

BERNARD BREUSE
Mais par rapport à l’acteur qui était quand même notre métier direct, il n’y avait rien. On avait des lectures extérieures mais il n’y avait aucune organisation pédagogique (ou en tout cas elle ne m’était pas perceptible). Je ne sais pas si ç’aurait été mieux… Il aurait été intéressant d’en parler. Copeau est venu donner cours au Conservatoire de Bruxelles juste avant la guerre. Il n’est plus venu parce que l’administration ne lui remboursait pas ses trajets. Je pense qu’elle n’a pas beaucoup changé… On répétait au Petit Sablon dans des bureaux aménagés avec de la moquette. Ces bureaux auraient pu convenir à une mutuelle mais n’étaient pas du tout adaptés pour y faire du théâtre. On répétait dans une petite salle et il fallait porter la voix.

PIERRE SARTENAER
Après Trente-deux dents, ç’aurait très bien pu en rester là. Philippe Blasband qui était un ami d’athénée avec qui je discutais parfois avait une capacité de travail que je ne soupçonnais pas du tout. Sur une boutade on s’est dit qu’on ferait bien un spectacle ensemble. Un texte a commencé à naître. On s’est dit que ce n’était pas une bonne idée de recommencer dans le même schéma que Trente-deux dents. Nous avions vu Bernard et moi de façon séparée un travail que Stéphane Olivier avait fait avec Delphine Salkin et Emmanuel Maridjan, qui s’appelait Oui je dis oui et que nous avions trouvé super. Philippe connaissait aussi Stéphane à qui nous avons fini par demander s’il voulait travailler avec nous. Il n’a pas dit oui tout de suite, il a juste dit pourquoi pas. De là est né La Lettre des chats qui est un projet interactif sous forme de monologue, où je posais des questions aux gens et suivant les réponses qu’ils donnaient, l’histoire prenait un autre cours. Il y avait une masse de texte considérable puisqu’il fallait couvrir toutes les possibilités. On ne voulait pas faire ce spectacle à La Samaritaine. Il nous paraissait important de se confronter « au monde des gens sérieux ». On a pris un temps fou, c’était un peu la galère. La galère était plus dans le temps d’attente, parce que moi je n’étais pas mécontent de nos réunions de travail. On travaillait sur le texte de Philippe, ce qui était plutôt agréable. Mais il a fallu aller courtiser, frapper aux portes. Nous sommes allés à l’Atelier Sainte-Anne, et Philippe, qui n’était rien alors, a eu la gentillesse de gagner le Prix Rossel…

BERNARD BREUSE
En parallèle, on avait des réunions assez régulières chez moi. J’aime bien faire à manger donc j’invitais ces deux messieurs à déguster des choses fines et à boire des choses correctes… on a écrit des projets de spectacles des plus intéressants et qui ne se sont jamais faits. On parlait de ce qu’on avait envie de faire et parfois on faisait des projets, on écrivait des dossiers. C’était une période qui a été, en tout cas pour moi dans ma tête, très intéressante. On se découvrait aussi, il y avait la nouveauté.

PIERRE SARTENAER
Pourtant, pendant un an et demi je crois qu’on n’a rien fait sur le plan concret, en tout cas pas sur un travail représenté.

BERNARD BREUSE
D’une certaine manière c’était du travail dans ce qu’il peut avoir de mieux. En effet, au niveau du résultat on ne voit rien mais ce n’était pas ça l’important. On parlait d’une série de choses et notamment de faire des choses ensemble. Nos caractères mais aussi la vision que l’on avait du monde théâtral collaient bien. Ensuite cela s’est concrétisé avec le Prix Rossel de Philippe Blasband et l’Atelier Sainte-Anne. C’est le spectacle pour lequel on a eu le plus d’argent.

PIERRE SARTENAER
Sur le plan strict de la CCAPT.

BERNARD BREUSE
Depuis le début on a la volonté de contrôler notre création au niveau des comptes, de gérer nous-même nos subsides. On a travaillé dans de bonnes conditions pour ce spectacle et à tous les niveaux. On voulait être capables d’être présents à tous les niveaux, parce que pour nous faire du théâtre ne veut pas seulement dire être sur scène. La mise en scène c’est aussi la mise en scène de la production, tout est spectacle.

PIERRE SARTENAER
On est aussi en demande de conventionnement ; donc il faut être prêt.

BERNARD BREUSE
Moi je m’occupe du Service social, des contrats, des relations avec le service social et de tout ce qui est juridique au niveau asbl.

PIERRE SARTENAER
Moi je m’occupe de la comptabilité, de la presse et des archives. Stéphane a beaucoup de travail parce qu’il s’occupe de tout ce qui est informatique et de tout ce qui est mise en page. Il fait du travail graphique également. Sa force de travail est titanesque.

MIGUEL DECLEIRE
J’ai hérité de la gestion du fichier d’adresses.

BERNARD BREUSE
Ces travaux sont nécessaires d’autant qu’on travaille de plus en plus. Du côté de nos amis flamands, ce n’est pas parce qu’ils ont une convention qu’ils délèguent toutes les tâches administratives à des personnes qui ne feraient plus que ça. Il ne faut pas qu’il y ait une dichotomie entre l’administratif et l’artistique.

PIERRE SARTENAER
Entre-temps on a aussi travaillé avec Philippe Kauffmann qui nous a aidé au niveau de la diffusion.

BERNARD BREUSE
Pour la vente des spectacles et les relations avec des acheteurs potentiels, il nous a fallu de l’aide parce que le travail devenait gigantesque, et surtout doit se faire aux moments des répétitions. Maintenant il y a aussi Céline Renchon.

Dans votre démarche, vous avez une forte relation au présent? (retour au sommaire)

BERNARD BREUSE
Tout le monde monte des grands textes, des classiques.

PIERRE SARTENAER
J’aime bien monter du contemporain parce que j’aime bien aller à la plage quand il n’y a pas trop de monde. Il y a un espace qui m’est octroyé et j’y suis bien pour faire mes pâtés, je peux me poser des « bêtes questions » ce qui est très agréable. Ces questions qu’on n’ose pas poser aux gens sérieux, aux auteurs sérieux.

BERNARD BREUSE
C’est aussi l’idée que le théâtre fait sans arrêt des « remakes ». C’est l’équivalent de la musique classique. Doit-on tous faire de la musique classique ? Doit-on tous jouer le Requiem de Mozart ? C’est très beau, c’est indéniable. Mais ce qui est en jeu n’est pas la variation mais le discours sur le discours sur le discours…

PIERRE SARTENAER
Jouer du contemporain n’a jamais été une revendication, c’est devenu une sorte de label. On a fini par se dire qu’on faisait du contemporain. C’est la réponse en droite ligne du questionnement qu’on avait vis-à-vis de l’implication. C’est presque une évidence. Il faut passer par là.

BERNARD BREUSE
Je crois que c’est la première fois dans l’histoire du théâtre où le rapport est renversé où on joue autant d’auteurs classiques. On joue de l’ordre d’un cinquième d’auteurs contemporains. C’est le signe de quelque chose. À la question : le jazz est-il mort ?, Frank Zappa répondait : Je ne sais pas mais en tout cas il sent drôlement. Je ne sais pas si le théâtre est mort mais ça schlingue…

Comment naît un spectacle ?

PIERRE SARTENAER
On a travaillé avec des auteurs qui nous ont fait confiance et à qui on a fait confiance. Avec Philippe Blasband nous faisions un travail d’échange de points de vue sur ses textes. Cela nous permettait d’aller de rectifications en rectifications. Il y a eu d’autres formules. J’ai travaillé avec Frédéric Fonteyne sur une pièce sans Bernard et Stéphane sur un texte de Philippe. Le texte a été écrit à l’avance et nous ne sommes pas intervenus dessus. Pour reprendre une citation de Bergman lors d’une interview, où on lui pose une question analogue : Assiette variée ! Chaque spectacle a sa propre histoire. On essaye d’avoir un dialogue avec les différents partenaires. Si un auteur arrive avec une pièce que l’on trouve excellente et qu’il n’a pas envie de discuter, on peut encore négocier et voir si on a toujours un intérêt à monter cette pièces dans ces conditions-là. C’est rarement arrivé. Nous avons travaillé principalement avec trois auteurs : Savitzkaya (3 spectacles), Blasband (4 spectacles), Rudi Bekaert (2 spectacles). Dans le même esprit, nous avons également écrit des spectacles nous-même pour nous confronter à l’écriture, rencontrer nos propres limites. Il y a eu Chômage dont l’écriture collective à trois a pris beaucoup de temps.

BERNARD BREUSE
Nous avons aussi travaillé sur des interrogations sur la ville et le quotidien. Au départ d’une commande de la première édition du KunstenFESTIVALdesArts qui avait été faite à Philippe Blasband.

PIERRE SARTENAER
Je devais aider Philippe. Je devais interviewer des acteurs qui avaient eu des activités autres que comédiens. Nous les avons interviewés ensemble. J’ai fait le travail de regroupement, j’ai dirigé en espérant que Philippe reprenne tous les textes, s’en inspire et écrive. Il n’en a jamais rien fait, il n’avait pas eu le temps. Je me suis retrouvé avec ce projet sur la ville. C’était la première fois qu’on faisait parler les gens en leur nom propre, chose qu’on retrouve émaillée dans différents spectacles postérieurs. C’est après les représentations de ce projet sur la ville que nous avons rencontré Dito’Dito. Notre travail leur a semblé proche d’intérêts qui étaient les leurs.

BERNARD BREUSE
Rudy Bekaert était mon voisin. Il venait d’écrire sa première pièce de théâtre. Un réseau s’est mis en place de cette manière.

PIERRE SARTENAER
Nous avons rencontré Savitzkaya lors du premier Marathon d’écriture théâtrale mis en place par Pietro Pizzuti. On a hérité de Savitzkaya.

BERNARD BREUSE
Il écrivait en français. Il nous semblait plus facile de communiquer avec l’auteur.

PIERRE SARTENAER
Surtout à trois. On avait du mal à imaginer un traducteur traduisant les réflexions de trois personnes à un auteur.

Vous essayez de casser certaines frontières. Les clubs par exemple… (retour au sommaire)

PIERRE SARTENAER
On essaye aussi de casser nos propres habitudes dans nos façons de penser. Je n’ai pas qu’un bon souvenir des Clubs. C’était parfois très dur. Pour rappel, les Clubs, c’était créer trois spectacles en trois semaines ; on travaillait la première semaine sur le premier spectacle, les représentations avaient lieu le week-end, ensuite on passait au suivant… Travailler une semaine et présenter paraît tellement invraisemblable, cela ne correspond à rien. Les gens que nous engagions devaient se dire que nous savions où nous allions. Ils avaient une sorte de confiance relative. Évidemment le premier jour de travail, ils réalisaient l’impossibilité de la machine mise en place. L’effroi est tellement terrible qu’il faut, dès le deuxième jour, se vacciner et se dire que ce n’est pas grave. Il faut trouver un autre état sinon ce n’est pas tenable. À l’arrivée ce n’étaient pas vraiment des spectacles. Mais la soirée durait quand même une heure avec des comédiens qui connaissaient plus ou moins leurs textes. Le plus fascinant, c’est la rencontre avec les spectateurs, qui, certes, se rendent compte que c’est un peu spécial, mais pour qui la différence d’appréciation entre un spectacle qui aurait été travaillé pendant six mois et les Clubs présentés au bout de cinq jours n’était pas si importante, si essentielle. Je me disais que cela allait être terrible, que ça allait se voir… Finalement non. Même des comédiens lisant leurs textes ne dérangeaient pas vraiment les spectateurs. Dans notre métier, nous sommes finalement très arrêtés dans ce que l’on croit qui va être reçu, compris.

BERNARD BREUSE
Les Clubs finalement ont été une forme vivable d’un projet que nous avions qui s’intitulait « Huit pièces ». Nous voulions monter huit pièces sur une saison et les enchaîner. La première, voire la deuxième, c’était jouable. Mais après ? Les pièces étaient celles d’une maison, la cuisine… Tous les titres étaient là mais les textes n’existaient pas… L’idée était de travailler, présenter et repartir aussitôt dans le travail avec une autre équipe. D’une certaine manière, il nous arrive d’être dépassés par nos propres projets. Dans ce projet « Huit pièces », nous avions oublié notre quotidien comme la lessive…

PIERRE SARTENAER
Tout le monde a toujours trouvé cette idée très chouette. Mais personne n’a jamais voulu la programmer.

BERNARD BREUSE
On se disait qu’il fallait aussi un suivi médical pour dégager des réflexions scientifiques sur le travail.

Vous vous lancez des défis. (retour au sommaire)

BERNARD BREUSE
Avec Aux prises avec la vie courante de Savitzkaya, nous sommes arrivés le premier jour des répétitions et on s’est demandé ce qu’on allait faire. On ne veut pas préparer.

PIERRE SARTENAER
C’est une revendication. La liberté, il faut vraiment la conquérir. On doit tenir compte des intérêts et des enjeux des programmateurs, mais pour revendiquer les nôtres, il faut être tenace.

Vos rapports avec les autres arts… (retour au sommaire)

PIERRE SARTENAER
Ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui, c’est l’art de la représentation. Quand je vois des installations plastiques de certains artistes, je trouve que leur travail est proche du nôtre. Certains spectacles de danse aussi me semblent plus proches de nous que des spectacles de théâtre auxquels il m’arrive de ne rien comprendre. Il y a un art de la représentation. J’ai fait un spectacle de danse récemment, pour moi c’est la même chose, seuls les moyens techniques diffèrent. On travaille quand même sur le sens. C’est le sens qui prime et à partir de là, cela se décline partout. Il n’y a pas de frontière, seulement des limites par rapport à nos capacités objectives, techniques, de créer. Nous repoussons nos limites parce qu’il me semble qu’une tension existe entre nos impossibilités, qu’elles soient physiques ou qualitatives, et l’idée, le sens, mis en jeu. Ce contraste créé entre ces deux pôles les met en lumière l’un l’autre. Sur un plan théâtral, c’est ce qui m’intéresse le plus actuellement. Il y a une distanciation immédiate. Cette opposition est très jouissive et ludique.
Aujourd’hui, le spectacle Zugzwang part d’un concept plus que d’un texte. Les rencontres avec Blasband, Savitzkaya et Bekaert ont été de l’ordre des hasards de la vie. Il est très difficile de rencontrer un auteur en allant à la pioche. Le fait de partir d’un concept et être capables d’en faire quelque chose nous offre beaucoup de liberté. Si on ne trouve pas d’auteur, on fait autre chose ; on travaille sur une idée. Je ne me sens plus tributaire du bon auteur à trouver ou de la relation qui pourrait renouveler notre travail. Zugzwang a été complètement pensé par nous. Il n’est ni le spectacle d’un auteur, ni celui d’une thématique comme cela a été le cas (ou perçu comme tel) avec Chômage. C’est un spectacle Transquinquennal, point. Les spectacles précédents l’étaient aussi, mais quelque chose a changé dans la perception des gens. On sait qu’on fait des spectacles depuis une dizaine d’années. Zugzwang est un spectacle qui découle de nos précédents spectacles. Mais chaque fois qu’on nous demande de nous justifier, de promouvoir notre travail, c’est toujours par rapport à un projet précis, un cas isolé, jamais pour l’ensemble d’une démarche. L’idée de travailler ensemble est une idée impossible à admettre. Dire que nous sommes les serviteurs, les passeurs de Savitzkaya, ce n’est pas faux, mais c’est incomplet : pour nous, pour Savitzkaya et pour le spectacle. Une sensation d’être toujours en déficit de compréhension par rapport au travail fourni. On doit toujours rentrer dans des moules. C’est terrible. Quand on fait des spectacles comme les Clubs, la seule préoccupation semblait être, pour les gens de l’extérieur, le travail dans l’urgence. Pour moi les Clubs n’avaient rien avoir avec l’urgence. Nous expérimentions une méthode de travail et n’avions pas forcément quelque chose à dire au monde. Culturellement, la thématique qui est ressortie de notre expérimentation était l’artiste et l’urgence, thématique qui ne me parle pas du tout, mais ça rentrait dans le moule…

Parlez-moi du principe du jeu et du non-jeu… (retour au sommaire)

BERNARD BREUSE
Nous avions, à cause finalement du bagage de notre formation, des projets que nous avons développés… une volonté de revenir au degré zéro. C’était presque une question de santé mentale. Pour définir le non-jeu, il faudrait définir le jeu. Ce ne sont pas des questions auxquelles nous avons réfléchi ni théoriquement ni pratiquement. Le style ne précède pas l’action. La méthode de travail lorsque nous abordons un texte n’est pas déterminée à l’avance. Cela se passe de façon assez naturelle. On ne se pose pas la question du style avant qu’elle se pose concrètement. Sur Zugzwang, le jeu, la scénographie… ont progressé ensemble au même niveau.

PIERRE SARTENAER
Je ne comprends pas bien non plus ce qu’on me veut avec ces questions sur le jeu ou le non-jeu. Je ne trouve pas que nous sommes dans le non-jeu, ou alors je ne comprends vraiment rien au non-jeu. Dans les textes de Rudi Bekaert, j’ai au contraire l’impression que nous y allons à la louche et sans vergogne. Ça dépend. Il y a évidemment une distance dans nos interprétations.

BERNARD BREUSE
Nous avons la volonté de laisser aux gens la possibilité d’utiliser leur imagination. Si on leur donne tout que leur reste-t-il ? Regarder, accepter passivement ce qui se passe ? Si le dialogue existe réellement et que nous pouvons le laisser naître, alors il nous faut laisser une place pour la parole des autres, qu’ils puissent parler, ne fût-ce qu’avec leur imagination.

MIGUEL DECLEIRE
J’ai suivi un parcours proche de cette idée de jeu et non-jeu qui amène à se débarrasser de la notion de personnage. Le sens et la structure même du spectacle ne reposent pas sur le personnage et la qualité de l’interprétation. On ne discute pas de l’interprétation. La part de liberté laissée aux acteurs est de cette manière gigantesque. C’est donner le champ libre au jeu de l’acteur.

PIERRE SARTENAER
Notre travail se focalise plutôt sur le texte qui sera, comme cela a été le cas sur Zugzwang, travaillé jusqu’à la dernière minute. L’interprétation, c’est-à-dire comment on va se présenter devant les spectateurs se règle très rapidement. Il n’y a donc pas la place, dans un premier temps, pour un jeu à la Sganarelle… Nous essayons d’aller au plus simple pour distiller ce que nous avons à dire. L’important est dans le sens et la structure du spectacle. On mise sur la croyance dans l’acte que nous posons et les mots que nous disons. Maintenant le jeu apporte au spectacle une dimension supplémentaire de plaisir, ce qui n’est pas négligeable. On n’a rien contre. Tout dépend des circonstances.

BERNARD BREUSE
Régler l’interprétation jusqu’aux moindres détails ferait apparaître l’idée qu’il n’y a qu’un sens et une seule lecture, alors que les couches successives dues au travail sont une richesse de sens multiples qui nous dépasse mais permet au texte de passer.

C’est l’interrogation sur comment représenter un texte écrit qui a une existence propre, qui existe déjà pleinement… (retour au sommaire)

MIGUEL DECLEIRE
Il y a une absurdité à répéter en l’absence du public. Le travail se développe au fur et à mesure en prise directe avec les gens qui sont là. On transmet et le jeu ou l’interprétation n’a pas d’autre valeur ou de fonction que d’événement se réalisant avec les spectateurs.

L’équilibre dans le présent… (retour au sommaire)

MIGUEL DECLEIRE
On parle souvent de performance, dans le sens anglo-saxon du terme. C’est en effet un processus que nous mettons en route. Il est préparé mais reste ouvert.

BERNARD BREUSE
On parle souvent de processus de création qui aurait lieu pendant les répétitions et que les représentations seraient en dehors de la création. Comme si on faisait la soupe et qu’on la réchauffait tous les soirs pour la servir aux spectateurs. Nous faisons la soupe pendant. On a les ingrédients et on la prépare sur scène.

PIERRE SARTENAER
On n’intervient pas trop sur le travail d’acteur de l’autre. Je me suis rendu compte qu’en laissant faire l’acteur, il évolue parfois d’avantage.

À la Ferme du Buisson… (retour au sommaire)

BERNARD BREUSE
On joue Zugzwang trois fois dans le cadre de Temps d’images.

MIGUEL DECLEIRE
On travaille avec Frédéric Fonteyne. On va faire un chantier de 15-20 minutes.

BERNARD BREUSE
Un quart d’heure pour parler du rapport avec l’image nous semble court. On va encore revenir sur nous-même et donc parler de notre rapport personnel à cette thématique. On ne va pas parler du théâtre puisqu’on en fait et qu’on sera sur scène. Il n’y a pas besoin d’en témoigner.

PIERRE SARTENAER
On va travailler non pas sur l’image au cinéma mais sur l’idée qu’on se fait du cinéma. Frédéric Fonteyne va parler de lui, de toutes ses tournées promotionnelles pour son film Une liaison pornographique, de tous ces pays qu’il ne visite pas, du cafard monstrueux, des même questions qui reviennent du matin au soir, des chambres d’hôtel impersonnelles. Moi je vais parler des castings. Avec Frédéric quand il fait un film, je dois passer des castings pour voir si je conviens et je ne suis jamais pris…

BERNARD BREUSE
Dire aussi que la seule différence entre le cinéma et le théâtre c’est qu’au cinéma on peut manger du pop corn…

Et après les chantiers ? (retour au sommaire)

PIERRE SARTENAER
Se reposer. Sans doute écrire un complément de dossier pour la Commission d’aide aux projets…