La question brute
« Comment le langage se débrouille-t-il pour encoder dans des structures linéaires des significations qui ne le sont pas ? »
L’esquisse générale
En linguistique formelle, nous étudions les structures logiques aptes à rendre compte de la structure du langage. Le langage naturel a ses énoncés (pensez à n’importe quelle proposition en français) ; le langage logique aussi, ce sont les formules, construites à partir d’un alphabet de symboles logiques, et selon des règles bien définies.
Rendre compte de la structure d’un énoncé du langage naturel, c’est capturer son sens par une formule logique, en partant de sa forme apparente. Bien sûr tout le sens n’est pas ainsi « saisi » ; nous nous intéressons à cette partie du sens qui est structurellement encodée dans les énoncés. Nous disons volontiers que nous capturons leur forme logique.
La forme logique se situe ainsi à l’interface entre le sens et le son d’un énoncé ; elle doit mener à son interprétation correcte, tout en restant connectée à sa forme apparente. À propos de la forme apparente des énoncés, nous faisons, avec bien d’autres, ce constat : le langage naturel est linéaire, c'est-à-dire que les mots se déroulent, l’un à la suite de l’autre, « comme sur une ligne ». En mathématiques, et en particulier dans le domaine de la logique, nous avons un concept pour traduire cet ordre qui est celui des mots du langage : nous parlons d’ordre linéaire. Nous disons qu’un ensemble d’objets est linéairement ordonné s’il existe entre ses éléments une relation qui satisfait les 4 propriétés suivantes : irréflexivité, antisymétrie, transitivité, totalité. Cette relation définit alors un ordre de précédence entre les éléments de l’ensemble. À propos du sens des énoncés, ce constat n’est plus valable. Le sens d’un énoncé se construit à partir des significations de ses différentes composantes. Pourquoi ces significations seraient-elles obligatoirement linéairement ordonnées ? Il est apparu que des formules linéaires, alignant les symboles l’un derrière l’autre, ne suffisaient pas à rendre compte de toutes les significations possibles. Certains énoncés du langage naturel ont une forme logique non linéaire. Le langage logique, qui n’est soumis à aucune contrainte physique, a été adapté en ce sens : on accepte désormais des formules non linéairement ordonnées. Mais le langage naturel qui ne peut, lui, se départir de cette linéarité, comment se débrouille-t-il pour encoder dans un « moule linéaire », des significations qui ne le sont pas ? En tant que logicienne à l’âme de linguiste, c’est une question que je me suis longuement posée. Je vous la soumets aujourd’hui.