01/09/2004, Alternative Théatrale - Numero Thématique Le théâtre dans l'espace social

D’une part, la question semble sous-entendre qu’on adhère pleinement à une définition claire et reconnue par tous de ce qu’est le théâtre et de ce qu’est une société. J’avoue n’avoir signé aucun papier en ce sens. Je ne me dis jamais le théâtre c’est ça, la société c’est ça, et voilà donc le rapport de celui-ci dans celle-là. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’interroge pas, que je ne réfléchis pas. J’ai des problèmes avec le théâtre, j’ai des problèmes avec la société. De manière générale, j’ai des problèmes, suffisamment pour ne pas céder à des définitions coulées dans le bronze. D’autre part, cette même question demande quelle est la place réelle du théâtre dans notre société. Elle induit que cette place serait possiblement fausse. J’aimerais suivre le raisonnement, mais ne le ferai pas pour les raisons évoquées : une définition de la société et du théâtre ne ferait pas de doute ; la place du théâtre dans la société, par contre, elle, serait douteuse. Je dirais que si la place du théâtre est douteuse, elle l’est dans la mesure où les idées qu’on se fait du théâtre et de la société sont par trop arrêtées.

Route à la campagne, avec arbre.

Soir.

Estragon (A), assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.

Entre Vladimir (B).

Venant des cintres une voix (AT) s’ébroue, puis parle.

AT : Quel regard portez-vous sur la place réellement occupée par le théâtre dans notre société ?

A : D’une part, la question semble sous-entendre qu’on adhère pleinement à une définition claire et reconnue par tous de ce qu’est le théâtre et de ce qu’est une société. J’avoue n’avoir signé aucun papier en ce sens. Je ne me dis jamais le théâtre c’est ça, la société c’est ça, et voilà donc le rapport de celui-ci dans celle-là. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’interroge pas, que je ne réfléchis pas. J’ai des problèmes avec le théâtre, j’ai des problèmes avec la société. De manière générale, j’ai des problèmes, suffisamment pour ne pas céder à des définitions coulées dans le bronze. D’autre part, cette même question demande quelle est la place réelle du théâtre dans notre société. Elle induit que cette place serait possiblement fausse. J’aimerais suivre le raisonnement, mais ne le ferai pas pour les raisons évoquées : une définition de la société et du théâtre ne ferait pas de doute ; la place du théâtre dans la société, par contre, elle, serait douteuse. Je dirais que si la place du théâtre est douteuse, elle l’est dans la mesure où les idées qu’on se fait du théâtre et de la société sont par trop arrêtées. Ce n’est pas jouer sur les mots. Je sais, pour le vivre chaque jour, à quel point ces définitions, le plus souvent tacites, ont toute leur importance. Je ne vis donc pas comme si elles n’existaient pas, j’en tiens compte. Mais si je me pliais d’emblée à ces définitions, pour toute réponse à ce questionnaire, je ne disposerais que de deux alternatives, soit celle de défendre ma coterie, ma passion ou que sais-je, de montrer à quel point j’y crois, soit celle d’admettre que la place du théâtre dans la société n’est pas fameuse. Ces sentiments, je peux les éprouver tour à tour ou en même temps. Je ne choisis pas. Je refuse de me plier.

B : Je m’attacherai quant à moi à la notion de « regard ». Certes, nous portons, depuis ce qu’il est convenu d’appeler « le théâtre », un regard sur ce qu’il est convenu d’appeler « la société ». Ce regard est bien entendu conditionné par l’endroit d’où nous le portons, et bien sur nous portons également un regard sur nous mêmes et sur le théâtre où nous évoluons. Notre regard est à la fois individuel en ce que ce sont nos subjectivités qui parlent, et non une prétendue objectivité. Mais déjà, nous portons un regard qui en fin de compte est un regard de l’intérieur de la société. Le fait que nous le portions du théâtre peut être un handicap, dans le sens où nous le portons d’un point relativement marginal. Nous portons un regard critique, bien sûr, comme tous les regards. Est-ce qu’on peut s’attarder à porter un regard bienveillant dès le moment où on porte un regard ? Si l’on n’a pas de problèmes avec la société, on n’a aucun besoin d’y porter un regard, on s’y fond, on y adhère dans une belle béatitude, la question du regard ne se pose même pas. Le fait de porter un regard implique qu’on ait pris quelque distance avec l’objet du regard, et qu’on ait eu donc quelque raison de le faire. La place réellement occupée par le théâtre dans notre société : la question sous-entend que la place réelle n’est pas celle qu’il est convenu de lui attribuer. Mais par qui ? Par le théâtre ou par la société ? Je ne suis pas sûr non plus que notre regard soit particulièrement objectif. Il ne peut être que revendicatif, de façon qui ne manquerait pas, à l’extérieur, de paraître quelque peu corporatiste. Car le théâtre occupe, si nous tentons de déplacer notre point de vue et de le porter cette fois depuis la société vers le théâtre, une place relativement restreinte. Sur un plan sociologique, elle concerne une frange relativement réduite de la classe moyenne, et peut-être plus encore leurs enfants ; sur un plan politique, on a l’impression qu’on ne sait trop qu’en faire, entre le défouloir et un vague prestige, mais qui n’ose même pas envisager d’entrer en compétition avec le voisin méridional – en aucun cas il n’y a une marque d’intérêt pour ce que la pratique théâtrale pourrait apporter à une identité culturelle à laquelle notre communauté aurait à se référer ; sur un plan budgétaire pour les ménages, il s’agit de se partager les 0,2% consacrés au spectacle vivant. Le théâtre aime se considérer comme un débat de place publique. C’est louable de sa part, mais nous savons tous que la place publique n’est plus là. Donc, pour jouer le jeu de répondre à la question, c’est un regard désabusé.

Entrent Pozzo (C) et Lucky (D) . Celui-là dirige celui-ci au moyen d’une corde passée autour du cou, de sorte qu’on ne voit d’abord que Lucky suivi de la corde, assez longue pour qu’il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse ; Lucky porte une lourde valise, un siège pliant, un panier à provisions et un manteau (sur le bras) ; Pozzo un fouet.

C : Le théâtre, ce devrait être de l’art. Et je m’en tiens pour définir l’art à la définition du Robert (la première) : « Ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à une fin. » Si la fin du théâtre pratiqué aujourd’hui est de proposer au plus grand nombre un divertissement de qualité, c’est un échec. S’il s’agit de célébrer notre littérature et notre culture, soyons réalistes : ça commence à ressembler à la revue des poilus de la grande guerre un onze novembre pluvieux. Si je me situe dans un perspective sociologique, historique ou économique, je n’ai aucune raison de faire du théâtre, et peu d’en voir. La perspective artistique seule peut la justifier. Le théâtre dans les moyens et les techniques qu’il met en œuvre peut (si on le désire) être d’une souplesse inégalée. La nature même du théâtre, le rapport « hic et nunc » que nous pouvons établir entre nous et les spectateurs, nous permet toujours d’inscrire la représentation dans l’expérience (« Le fait d’éprouver qqch., considéré comme un élargissement ou un enrichissement de la connaissance, du savoir, des aptitudes » Petit Robert) plutôt que dans la reproduction (« Action de reproduire par imitation, par répétition ; ce qui est ainsi reproduit. » Petit Robert). Au théâtre on n’est pas pour moi en mesure de fabriquer autre chose que des prototypes, ou des séries artisanales vers le théâtre. Le théâtre comme phénomène historique ou sociologique ne m’intéresse pas. Mon désir de théâtre est conditionné par le pragmatisme ; techniquement et économiquement c’est un des derniers domaines où l’expérience est possible, or c’est l’expérience qui me motive. L’expérimentation me fait bander.

AT : Le fait que le théâtre ne soit partagé que par un petit nombre, une minorité, vous interpelle-t-il ?

A : Dès qu’on parle de minorité, j’entends les « peu de monde » et « taux de fréquentation » qui l’accompagnent. Cette question ne parle pas de ça, je sais ; elle en parle toutefois en filigrane. Nous sommes d’accord, une représentation sans public n’a pas de sens ; sans public, une représentation ne peut s’appeler ainsi. J’en suis même plus que d’accord, c’est l’essence même de mon travail. Maintenant, il arrive qu’un spectacle soit présenté devant mille personnes et que j’éprouve le sentiment – subjectif, bien entendu – d’une absence de représentation. C’est-à-dire qu’à mes yeux, il ne se passe rien entre la scène et la salle, si ce n’est que des gens se sont activés sur une scène et que d’autres ont assisté à cette activité. La seule chose que l’on puisse dire, le seul événement notable est qu’ils étaient mille. Chacun pourra s’en féliciter, mais pour ma part ça n’a rien à voir avec le sens d’une représentation. Ce que je dis pour mille, peut être aussi valable pour vingt, mais on comprendra que je prenne l’exemple par ce bout-là. Car dans le cas d’une vingtaine de personnes pour un spectacle où il ne se passe rien, le peu de monde sera toujours considéré comme la preuve flagrante de l’inanité du spectacle, alors qu’il n’est pas sûr qu’une représentation réussie devant une faible assistance gagnera les faveurs d’une considération quelconque. Et là, je pose la question : que considère-t-on ? qu’est-on prêt à considérer ? à quoi accorde-t-on sa considération ? quelles valeurs donne-t-on aux choses ? y a-t-il quelqu’un que ça interpelle ? Comparativement à la télé et au cinéma, 20, 100, 1000, le théâtre s’adresse toujours à une minorité. Il a sa limite physique. Je n’y vois rien de méprisable. Ce n’est pas le nombre qui m’interpelle, mais plutôt sa composition. La composition d’une salle parle souvent d’avantage, plus haut et plus fort, véhicule plus de choses, que la représentation qui s’y déroule. Nous payons le tribut de toute une tradition bourgeoise du théâtre. Le mouvement amorcé depuis une cinquantaine d’année, s’il existe, et quand bien même il voudrait y échapper, ne peut faire autrement que de se situer encore par rapport à elle. Le public qui vient aujourd’hui au théâtre n’est qu’une déclinaison de clubs qui se situent par rapport à cette histoire. Prenez une photo serrée sur une dizaine de spectateurs, cadrée de façon identique, dans différents théâtres d’une même ville, et il y a fort à parier que vous retrouverez sans trop de problème, les lieux des différentes représentations, tant les clubs sont reconnaissables. Ce cloisonnement des clubs, oui, m’interpelle. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. C’est cette idée naïve qui me pousse encore aujourd’hui à travailler. Et dans l’ivresse, j’entends le vin, le goût du vin, la qualité du vin, le contenu qui se partage. Il faut constater que la place du flacon, le goût du flacon, la qualité du flacon, le contenant qui se partagent entre amateurs de flacons restent prépondérants.

C : Pour moi la confidentialité du théâtre, la désaffection du public, le désintérêt du pouvoir politique est une conséquence d’une tragique erreur de marketing de l’ensemble de notre profession, ce n’est pas la spécificité de l’expérience théâtrale qui est mise en avant, mais bien sa « valeur socio-historico-culturelle », ce qui n’est pas très engageant de mon point de vue. En outre, la nature spécifique du théâtre, ce « hic et nunc » dont j’ai déjà parlé, ne sera pas éternelle : la musique, la danse, les art vivants en général développent les formes et les techniques pour développer avec le plus d’acuité l’intervention « hic et nunc ». Bientôt l’adaptation du cinéma au spectateur ne se limitera plus aux sous-titres, les perspectives d’interaction permettent d’imaginer un « film » s’adaptant dans « les règles » définies par « le cinéaste » aux perceptions et aux réactions du spectateur. Il faudra encore fouiller plus avant pour trouver une spécificité au théâtre.

AT : Votre démarche artistique prend-elle en compte cela ou en fait elle abstraction (cf. travail artistique avec divers « milieux » : quartiers, prisons, quart-monde, etc.) ?

A : a) J’en tiens compte dans la mesure où je ne m’adresse pas à un public en particulier, ou, en tous cas, pas aussi défini que ceux auxquels je suis le plus souvent confronté. Je pars de moi. J’ai la faiblesse de croire qu’en partant de moi, j’aurai la chance d’atteindre d’autres personnes. C’est à la personne que je m’adresse, à l’individu, au-delà des clubs et des fratries. C’est totalement idéaliste et certainement exagéré, car, bien entendu, moi aussi je témoigne de quelque chose, moi aussi j’ai une appartenance. Mais il doit bien exister du contenu qui convienne à différents flacons. De cela, je suis persuadé. Je suis comme Groucho Marx qui disait refuser d’appartenir à un club qui l’accepterait pour membre. La pluralité des flacons dans une même salle, l’idée que cette pluralité puisse avoir du sens pour ceux qui y sont, donneraient un tout autre écho, une toute autre force, au contenu et à la représentation. b) J’en fais abstraction, car dans le cas inverse, j’accomplirais ce que je dénonce. Je serais dans le désir de créer un autre club, à l’exclusion des autres. Je formaterais mon travail pour échapper au formatage ambiant. Je dois aussi ajouter, avec humilité que si on veut mener à bien ce désir, l’effectuer avec justesse, cela nécessite sans doute une clairvoyance et un pouvoir de persuasion vis-à-vis des instances qui me dépassent de beaucoup. c) J’habite Bruxelles. En s’appuyant sur un délit de faciès, que je dénonce dans le même mouvement, mais qui a l’avantage d’être parlant, visible, et de pouvoir faire exemple ; je constate qu’il y a très peu de personnes d’origine marocaine dans les salles. Dire qu’une grande partie de la population n’a pas accès au théâtre, c’est une façon « positive » d’envisager les choses. Moi, je dirais plutôt qu’une grande partie de la population n’a pas envie d’y entrer. Il faut le savoir, le théâtre véhicule des idées négatives. Jugé emmerdant, conservateur, ringard, plein de tralala, ce qu’il représente, sa tradition, a de quoi effrayer. Consciemment ou inconsciemment, se rendre au théâtre, pour le plus grand nombre, c’est se rendre chez l’ennemi. On n’y va pas pour le plaisir. On n’y va pas pour soi. A ce rejet se mêlent de mauvaises raisons, des malentendus ; jamais assez à mon sens pour ne pas le comprendre, jamais assez pour le déjouer. Je trouve très bien de travailler avec divers « milieux ». Seulement c’est toujours travailler avec ceux qui ne « peuvent » pas, avec ceux qui n’ont pas « accès ». Il y a dans cette attitude, et dans sa récupération politique, pas mal de condescendance. Ceux qui ne viennent pas au théâtre ne « peuvent » pas, ne « savent » pas. Aidons-les, intégrons-les à ceux qui « savent », faisons leur gravir les marches du savoir. On le notera, l’accession est toujours unilatérale ; elle a l’avantage « positivement » de ne pas tout remettre en question. On s’intéresse aux pauvres en occultant tout ceux qui ne « veulent » pas aller au théâtre et pourquoi ils ne « veulent » pas y aller. On me dira, chacun est libre d’aimer ou de ne pas aimer, de vouloir ou ne pas vouloir. C’est vrai. Mais affirmer qu’il s’agit là d’un simple choix réfléchi ou d’une simple affaire de goût, me paraît abracadabrantesque. D’un côté, il y aurait ceux qui aiment le théâtre, de l’autre, les prisonniers, le quart-monde, les quartiers « difficiles »… Le public a toujours raison. Le public qui ne vient pas, aussi.

D : Il semblerait qu’on demande au théâtre ce qu’on ne demande jamais à l’opéra, par exemple. On accepte de l’opéra que celui-ci soit destiné à un public assez restreint, et que sans honte, tout en absorbant une belle subvention, il donne de l’éclat à la position sociale de ceux qui le fréquentent aux meilleures places. On l’accepte parce que l’opéra est prestigieux ? A côté, le théâtre doit donner sans cesse des gages de sa rentabilité culturelle et artistique à court terme et comme il n’est pas une industrie, sûrement moins que l’opéra (une Cécilia Bartoli, ça vend du CD), il doit essayer de remplir des salles, ou faire comme si, ou encore montrer qu’il investit le terrain social, pédagogique, même médical, pour dissimuler le désengagement graduel de ces mêmes services sociaux, pédagogiques, médicaux, à qui on ne donne plus les moyens de travailler. Je ne nie pas la charge libératoire qu’il peut y avoir à découvrir la pratique du théâtre, alors qu’on se trouve dans des circonstances difficiles, je ne nie pas la catharsis particulière qu’il peut susciter chez des publics particuliers, je ne nie pas l’instrument d’analyse que le théâtre peut donner dans certaines circonstances (voir le théâtre action en Afrique) mais j’aimerais qu’on accepte l’idée que le théâtre, dans nos sociétés, touche d’abord la classe moyenne, et que celle-ci n’est pas dans son meilleur état : si cette classe moyenne disparaît, le public se restreindra encore… Alors on me renverra à la figure Vitez et son « théâtre élitiste pour tous ». D’accord, mais c’est un programme bien dur à tenir quand le refinancement de la culture en Communauté française n’arrive qu’en 2008, s’il arrive. Le théâtre s’est sans aucun doute démocratisé ; si au XXème siècle, de Gémier jusqu’au TNP, les avancées sociales de la population ont été accompagnées d’avancées culturelles qui ont pu se mesurer à l’aune des places vendues auprès des comités d’entreprises, le modèle d’économie keynésienne que l’Occident européen suivait semble toutefois aujourd’hui avoir plus que du plomb dans l’aile. Au siècle précédent, le poulailler ou le paradis avait enfin mis le pied sur le parterre, aujourd’hui il comprend bien qu’il ferait mieux d’y remonter fissa, dans son poulailler, parce que, une fois qu’il aura payé son assurance médicale, son assurance pension complémentaire, les frais de scolarisation de ses enfants, son loyer, et que son entreprise aura délocalisé à Leipzig, il s’apercevra qu’il n’a plus trop les moyens de se payer des places de théâtre. Un ami nous a raconté que, gamin, dans les années 1960, il était passé en voiture devant le Théâtre National de Belgique, et à sa question : « Papa, c’est quoi ce bâtiment ? », il s’était vu répondre : « C’est cher et c’est pour les pédés ». On n’est plus dans les années soixante, et l’ascenseur social a sûrement fonctionné, mais aujourd’hui, sa mécanique se grippe de plus en plus… Puisque le théâtre est subventionné, et que les gens le paient avec leurs impôts, ne le rendons pas obligatoire, à la Karl Valentin, mais bien gratuit. On pourrait faire l’essai pendant trois mois, ça ne changerait pas grand-chose aux liquidités des théâtres, il suffirait de supprimer une partie du budget publicitaire : on verrait alors si le prix des places a vraiment de l’influence sur la fréquentation. En Grèce antique, les citoyens, semble-t-il, allaient en masse au théâtre et posaient de la sorte un acte civique, constitutif de leur société. Formidable ! Et que faisaient les esclaves pendant ce temps-là, du théâtre amateur ?

AT : Par votre travail de création contemporaine (écriture notamment), quelle place, quel pouvoir avez-vous dans le monde théâtral ?

C : Nous avons la place et le pouvoir qui nous permettent de poursuivre notre travail. Bon an, mal an. Ce n’est pas négligeable. Nous avons une place et un pouvoir suffisants pour qu’on nous pose la question. Et si on nous pose la question c’est aussi que la réponse ne va pas de soi. J’en conclus que nous avons une place, mais pas suffisamment de pouvoir pour que sa légitimité ne soit pas mise en doute. En résumé, on ne fait pas partie de la famille royale.

A : Je ne sais pas quelle est notre place. Les choses sont ainsi faites qu’il en faut une. Faire de la création contemporaine c’est ce que je fais, ce que nous faisons, nous nous donnons ce pouvoir. L’effort qu’il nous faut faire, je le sens. Le pouvoir que j’aurais vers l’extérieur, je ne le sens pas. La place de parking qui nous est réservée, je pense ne pas l’avoir vue.

AT : La création reste-t-elle liée aux institutions ?

C : La Communauté française Wallonie-Bruxelles subsidie avant tout les institutions. L’aide de l’Etat va d’abord aux théâtres de façon directe (au minimum pour les 3/4 du budget destiné aux arts de la scène). Une mission est définie d’un commun accord (le fameux contrat-programme), mais il s’agit toujours d’assurer d’abord la pérennité du lieu bien plus que de provoquer et de soutenir la création au sein de celui-ci. Un déficit, lié à une charge administrative, ne provoque pas le licenciement du directeur ou de son équipe, mais bien l’établissement d’un plan d’apuration qui englobe une réévaluation des objectifs artistiques. La création est un moyen au service de cette volonté de pérennité des lieux et des structures et certainement pas un but en soi.

B : Force est de constater que le confort et la sécurité du contrat à durée indéterminée est avant tout destiné aux équipes administratives. Pour la Communauté française Wallonie – Bruxelles, il est un fait scientifiquement acquis : « pas de création hors de la précarité ».

C : Nous avons longuement émargé à l’aide aux projets (CCAPT). Si celle-ci est normalement destinée à favoriser la création, deux contraintes l’écartent de cet objectif. La volonté de voir diffusés les projets subsidiés impose l’inscription de chacun de ceux-ci dans un lieu de diffusion (une institution le plus souvent), et donc de s’inscrire dans la logique de ces lieux, cette logique de pérennité que je viens d’évoquer. L’enveloppe financière de la CCAPT, phénoménalement disproportionnée en regard du nombre et de la qualité des projets sollicitant une aide, a provoqué le développement – dans des proportions égales – de critères de sélection. La part de création ne peut que se réduire, car chaque porteur de projet doit inscrire celui-ci dans le cadre de ces critères. Même si ce n’est pas la volonté des membres de la CCAPT, ces exigences de pertinence, qui seules laissent espérer une possible subsidiation, réduisent le champ des formes et des contenus possibles.

B : Et je me permets d’ajouter à tous ceux qui pensent que ces efforts de conformation – qui rendent d’ailleurs les spectacles plus accessibles au public – font partie de la création, que je ne suis pas d’accord avec eux.

C : La création n’est pas liée aux institutions, elle leur est soumise.

D : Hors des institutions la création est possible, heureusement. Par contre, je n’ai pas d’exemple qu’elle soit viable.

A : Dans un article de la revue Mouvement (n°30, sept. – oct. 04), Piotr Gruszczynski, rédacteur en chef de la revue théâtrale polonaise « Didascalia », écrit ceci : « Le théâtre de divertissement pratiqué pour flatter l’autosatisfaction du public, constituant d’ailleurs la part majoritaire de la vie théâtrale, n’a aucune influence sur le développement du langage théâtral. » Je souscris totalement à ce propos. Et pas seulement en ce qui concerne la Pologne.

AT : Vos projets ont montré un souci pour les questions de société (chômage ; réfugiés…). Engagement politique, conception spécifique de l’art ? Quelles formes pour ce « souci » ? quelles limites ? quels projets ?

B : Comme auteurs, notre limite naturelle a été d’écrire sur ce que nous connaissions. Le chômage d’abord que nous pratiquons beaucoup, le Greenwich ensuite parce que comme on n’y diffuse pas de musique nous pouvions y tenir nos réunions de travail. La plupart des auteurs avec qui nous avons travaillé, ou dont nous avons interprété les textes, s’attachent eux aussi à avoir une certaines proximité avec l’objet de leurs propos.

C : Transquinquennal est un collectif. Notre premier engagement politique se trouve là, travailler ensemble sur un pied d’égalité, partager collectivement la création et l’interprétation de spectacles, défendre la pluralité des sens ou peut être combattre le sens unique. Il ne s’agit pas d’idéologie politique mais bien d’une conception commune de l’activité artistique. Pour « la forme », je pense que notre volonté esthétique est de se dire que la représentation s’inscrit uniquement dans le présent, qu’il n’y a pas de reproductibilité possible d’un spectacle, qu’on ne voit pas deux jours de suite le même spectacle. A partir de là, soit on subit la dégradation, soit on essaie de mettre en oeuvre les moyens pour que chaque représentation puisse de nouveau s’inscrire dans le présent. Inscrire nos projets dans une proximité de propos, c’est une façon de les lier au présent. Ne pas fermer « le » sens et ne pas proposer la représentation comme « une » lecture de quelque chose, comme « une » analyse de quelque chose, mais essayer toujours de préserver la multiplicité des sens.

B : Au théâtre, les gens qui sont sur le plateau, ce sont les acteurs, ce n’est pas le metteur en scène, ce n’est pas l’auteur ; celui qui est sur le plateau prend la responsabilité de ce qu’il dit. Du sens qu’il induit par son interprétation. Il y a une multiplicité de gens sur le plateau qui parle à une autre multiplicité de gens et tous ces gens individuellement ont un avis sur le texte et ce qui fait la richesse du théâtre, c’est cette situation-là.

A : Allons-y.

Ils ne bougent pas. Rideau.