Volpone Stefan Zweig

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Que seriez-vous prêt à faire pour un million d’euro?

Venise. Un riche marchand usurpe l’habit du malade incurable. Le rideau levé, il feint une mort imminente. Le rideau baissé, il compte ses sous, danse, exulte.

En parade au mortel ennui, le rusé Volpone et son « parasite » de serviteur Mosca élaborent un grand divertissement : extorquer la fortune de notables. Chacun deviendra l’héritier du futur défunt si…

Volpone et Mosca maîtrisent l’art du discours, arme imparable de manipulation. Ils engendrent ainsi un système dont chacun pense être le centre.

La cupidité révèle des êtres versatiles ? Leur bassesse fâche ? Mais elle procure une telle jubilation ! Les jeux sont faits.

Stefan Zweig (1881-1942). Le célèbre écrivain autrichien réécrit en 1925 la pièce Volpone or the fox de Benjamin Jonson (16e), qu’il découvre au cours de ses recherches sur le théâtre élisabéthain pour son roman La Confusion des Sentiments.

Extrait

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Le même jour, chambre de Volpone.

MOSCA s’y glisse en catimini, regardant prudemment autour de lui. À Leone.

Entrez, entrez… Mais ne faites pas cliqueter votre éperon. Doucement, comme un maître à danser… Allez vous mettre dans le couloir et n’en sortez pas avant que je vous appelle. Tenez-vous bien tranquille : votre père est pressé, il ne se fera pas longtemps attendre. Et n’agitez pas ainsi votre couteau de boucher, vous n’êtes pas devant les Turcs, mais dans une maison chrétienne.

LEONE

J’y vais, j’y vais… Mais si tu te moques de moi, je n’aimerais pas être dans ta peau. Je la trouerai comme un filet à poissons, au point qu’aucun tail-leur ne pourra la ravauder !

MOSCA

Bien, bien… Montez-vous donc la tête, mais faites-le sans bruit. Volpone a l’oreille fine…

LEONE

Je les lui raccourcirai, ses oreilles. Tu vas voir…

MOSCA

Du calme… Du calme… (Il le pousse dans le couloir. Seul.) Me voilà débarrassé d’un âne mais, aussi sûrement que la barbe pousse, le suivant doit déjà monter l’escalier : là où il y a de l’argent, les sots ne sont pas loin. Dieu… Je crains juste de laisser échapper la vérité parmi tous ces mensonges. Ils se mélangent tellement dans ma bouche qu’on devrait m’attacher la langue. Je deviens bête moi-même parmi tous ces crétins !

VOLPONE, entrant.

Enfin ! Où étais-tu aussi longtemps ? Tu as encore couru après les femmes sur la Piazza pendant que je brûlais d’impatience ? Les as-tu brisés et saignés à blanc ? Raconte, raconte !

MOSCA

D’abord, une coupe de vin. Hum… Ça coule tout seul… Ils ont tous les deux mordu à l’hameçon…

VOLPONE

Tous les deux ! Splendide, mon garçon ! Ah ! tu n’es pas une mouche, mais un brave moustique, un vrai taon ! Tu t’y entends, avec tes façons mielleuses, à rendre fous tous ces fripons. Il apporte le testament ? Il amène Colomba ?

MOSCA

Aussi sûr que le jour amène la nuit. Ah, je l’ai bien secoué, le vieux plumeau, et j’ai changé le jaloux en proxénète qui pourrait donner des leçons aux maquerelles. Ils ne vont pas tarder à venir danser. En plus, j’ai prévu un petit numéro…

VOLPONE

Quoi encore ?

MOSCA

Une surprise pour vous, un feu d’artifice que je tirerai juste à la fin, quand ils auront dévoilé leurs batteries…

VOLPONE, à la fenêtre, riant très fort.

Ah ! ah ! Il amène déjà sa femme… Splendide, splendide…

MOSCA, tout bas.

Diantre… Corvino vient plus tôt que le vieux. Je lui ai pourtant dit d’arriver dans une heure…

VOLPONE

Comme il la traîne, ce Corvino… Comme il la tire ! Elle n’a pas l’air de vouloir venir – Dieu donne souvent des pressentiments aux naïfs –, mais lui… Ah ! ah ! Il vient de la pousser si fort… Encore un peu, et elle tombait dans le canal – charmant, ce petit couple ! Il ne peut pas attendre de porter les cornes, mais je les lui planterai si droit que tout Venise les verra !

MOSCA

Là, il l’entraîne dans la maison… Couchez-vous, et rejouez la gamme des gémissements et des soupirs !

VOLPONE

Je vais la faire soupirer autrement dans mon lit…

MOSCA

Mais tout bas, pour que les serviteurs n’entendent rien. Ils collent déjà assez leur oreille à la porte. Bon… Entonnez la musique funèbre. Faites de beaux râles, toussez à fendre l’âme et tremblez bien des mains quand je lèverai le rideau.

Il s’éclipse dans la pièce voisine.

CORVINO, se croyant seul, pousse Colomba dans la chambre.

Cesse de pleurnicher ! Que vont penser les gens ?

COLOMBA, pleurant.

J’en frémis ! Et j’ai peur de cet homme…

CORVINO

Il y a longtemps que ce n’est plus un homme, mais un pauvre grabataire, déjà plus mort que vif. Tu devrais avoir pitié de lui. Ta présence va le soulager.

COLOMBA

Mais s’il me prend ?

CORVINO

Eh bien, il te prendra ! Bon, assez hésité, ôte ton foulard et arrête de pleurer. Tiens-toi tranquille, baisse les yeux, plus un mot.

COLOMBA

Mais… Que dira ma mère ?

CORVINO

Dieu nous garde qu’elle le sache ! Elle courrait le dire à toutes les blanchisseuses de la ville ! Tais-toi donc, pie jacasse, et ne me fais pas honte !

MOSCA s’avance et fait la révérence.

Mes respects, monsieur Corvino. Mes hommages, madame Colomba, aussi belle que vertueuse, le joyau de Venise…

CORVINO

Silence, bavard !

COLOMBA, inquiète.

C’est lui ? Mais il est encore jeune… Il n’a pas l’air malade…

CORVINO, furieux.

Ah, tu fais la maligne ! C’est juste son lèche-bottes… Ne t’avise pas de lui parler ! Pas un mot, pas un regard ! Il a le diable au corps ! (À Mosca.) Avez-vous averti Volpone ? Comment va-t-il ?

MOSCA

L’effet de l’arcane diminue, il est retombé en léthargie. Mais votre épouse saura peut-être le ranimer…

CORVINO

Et il fera une crise d’apoplexie, si on laisse faire le Ciel !

MOSCA

Il vous est très reconnaissant… « C’est comme ça qu’Isaac a sacrifié son enfant… », a-t-il dit, les larmes aux yeux. Il vous a tout légué par lettre cachetée. Voyez… La cire est encore humide. Approchez, il pourra vous entendre. (Il élève la voix.) Messire Volpone, M. Corvino est là…

VOLPONE

Ah… Le grand ami…

MOSCA

Avec son épouse Colomba, qui vient vous soigner.

VOLPONE

Quel ami dévoué !… Mais il est trop tard… Comment faire reverdir une feuille fanée ? Comment aider les hommes que Dieu réclame ? Mes forces m’ont quitté… Il n’empêche, voir une femme… Au moins, montre-moi ce remède… La belle Colomba…

CORVINO

Viens donc ! Tu vois, il ne peut plus tendre la jambe !

COLOMBA

Ah, le pauvre malade… Il me fait de la peine…

CORVINO

Vois comme tu étais sotte. (À Volpone.) Voici ma femme Colomba. Je l’ai amenée pour qu’elle veille sur votre sommeil…

COLOMBA

Je vais prier la Madone pour qu’elle vous guérisse.

VOLPONE

Belle, douce enfant… Oui, restez près de moi… Ô, heureux Corvino… Vous êtes bien portant, vous avez une femme bonne… Et moi qui n’ai personne, qui suis vieux et mourant… Ayez pitié, ne m’abandonnez pas… Ne me laissez pas mourir tout seul…

COLOMBA

Non, je vais rester à vos côtés… Pour vous soigner et chasser vos tristes pensées. (À Corvino.) Le pauvre homme, il me fend le cœur !

MOSCA, bas, à Corvino.

Allons-nous en !…

CORVINO

Toi, reste, ma tourterelle. Sois douce avec le malade et n’aie pas peur s’il est pris par une fièvre. Tu comprends, maintenant, que j’ai eu pitié de lui. Je reviens tout de suite. Adieu, cher ami, ma femme veille sur vous.

Il sort.

Colomba veut s’écarter du lit.

VOLPONE

Non, restez… Laissez-moi votre main ! Ça réchauffe, une main belle… jeune… où court un sang ardent. Le roi David a fait de même lorsque l’âge lui glaçait les os : la chaleur fait du bien…

COLOMBA

Oui, ma vieille grand-mère, à Fusina, se mettait aussi des lapins sur les jambes quand elle avait des engelures : c’était souverain. Attendez, je vous apporte une couverture…

VOLPONE

Inutile… Simplement votre main. Vous voulez donc que je guérisse ?

COLOMBA

Bien sûr ! Je vais réciter trois Notre Père pour ça.

VOLPONE

Tu le veux vraiment ?

COLOMBA

Je viens de le dire…

VOLPONE

Alors, je vais guérir sur-le-champ. Vois-tu, un charme veut que, si une femme vertueuse pose la main sur le cœur d’un malade et dise trois fois : « Sois guéri », il se lève, aussitôt rétabli.

COLOMBA

Par Dieu, je n’en ai jamais entendu parler…

VOLPONE

C’est dans Le Décaméron ou dans un livre saint…

Essaie-le – car tu es vertueuse, ma tourterelle, je le lis dans tes yeux –, pose ta petite main sur mon cœur, là… Cela fait du bien… Et maintenant, dis trois fois : « Sois guéri, Volpone ! »

COLOMBA, craintivement.

Mais… Sois guéri, Volpone !

VOLPONE

Voilà, comme ça… Encore deux fois !

COLOMBA

Sois guéri, Volpone !… Sois guéri, Volpone !…

Volpone rejette ses couvertures et se lève d’un bond.

COLOMBA, reculant.

Par la Madone ! Un miracle !

VOLPONE

Je suis guéri… Et c’est toi qui as fait ce prodige !

COLOMBA

Incroyable… Je cours chercher Corvino pour lui raconter…

VOLPONE

Non, reste… Il a bien le temps de voir ça… Ah ! Je me sens jeune, et si ragaillardi que je pourrais danser !

COLOMBA

Faites attention, mon bon monsieur, à ne pas prendre froid en quittant ainsi la chaleur du lit !

Dieu vous garde de retomber malade !

VOLPONE

Plus jamais, tant que tu seras près de moi. Là, sens donc cette main… Est-elle faible, froide ? (Il l’enlace.) Ces bras ne sont-ils pas forts ? (Il l’étreint.) Et ces lèvres brûlantes ?

Il l’embrasse.

COLOMBA

Dieu… Que faites-vous ? C’est un accès de fièvre… Je vous en prie, recouchez-vous… J’ai bien peur que…

VOLPONE

Pas d’inquiétude, pas d’inquiétude, ma tourterelle… Je suis aussi alerte et gaillard que deux portefaix. Tu peux bien le sentir… (Il la reprend dans ses bras.) Corvino t’empoigne-t-il aussi puissamment quand il te désire ?… T’étreint-il mieux que moi ? Dis-le, ma tourterelle…

COLOMBA

Je… Je crois bien… Cher monsieur, lâchez-moi, s’il vous plaît…

VOLPONE

Surtout pas. Tu m’as guéri et redonné la vie, et je t’en sais gré. Je veux te remercier du mieux possible, comme jamais un homme n’a remercié une femme, de la façon la plus naturelle et la plus ancestrale – et pas seulement une fois, mais deux, trois… Viens, ma tourterelle, donne-moi ton petit bec…

COLOMBA

Pour l’amour du ciel, que voulez-vous ? Lâchez-moi ! Corvino ? Où est mon époux ?… Corvino !…

VOLPONE

Il est loin, et même s’il était là, il se boucherait les oreilles. Crois-tu qu’il ne sait pas pourquoi je te voulais chez moi ? Il t’a vendue, il t’a bradée, ma tourterelle…

COLOMBA

Que dites-vous ?… Il ne peut pas être aussi infâme…

VOLPONE

Mais si ! Une vraie canaille… Viens donc, nous allons nous venger de lui, lui faire porter les cornes… Allons, viens, Colomba.

COLOMBA

Lâchez-moi ! Ou je crie au secours…

VOLPONE

Quelle bégueule ! Crie donc si ça te chante, il n’y a personne ici. Tout est fermé à clé… Allons, viens, ou je te prends de force.

COLOMBA

Lâchez-moi… Pour l’amour du ciel… Je crie…

VOLPONE

Allez, génisse butée !

Il l’empoigne et la jette sur le lit.

COLOMBA, d’une voix perçante.

Au secours ! À l’aide !

LEONE ouvre d’une poussée la porte barricadée et terrasse Volpone.

Tiens, gredin levantin ! Je t’apprendrai à violer les femmes de Venise et à voler ses fils ! Je vais te guérir de tes maladies ! (Il se rue à la fenêtre et l’ouvre d’un coup sec.) Appelez les sbires ! (À Volpone.) Tu n’en as plus pour longtemps ! (À Colomba, en l’asseyant dans un fauteuil.) Reposez-vous ici et ne craignez plus rien.

MOSCA, accourant.

Vaurien, que se passe-t-il ? Ne m’as-tu pas juré de te tenir tranquille ?

LEONE

Tranquille… Ça vous arrangeait bien ! Mais je veux qu’on m’entende par-dessus toutes les églises de Venise. Je ne me tairai pas alors que vous dépouillez les hommes et violez les femmes ! Au gibet, le Levantin ! Mais d’abord, qu’on le fouette, qu’on le fustige, qu’on le flagelle ! Qu’on lui donne autant de coups qu’il a de sequins…

CANINA, entrant précipitamment.

Il est mort ? On a assassiné mon fiancé…

LEONE

Ton fiancé ? Si j’avais tous tes fiancés dans mon régiment, j’aurais de quoi conquérir les Indes !

CANINA, penchée sur Volpone.

Il est vivant ! Dieu soit loué !

LEONE

Oui, pour qu’on le traîne au gibet !

LE CHEF DES SBIRES, surgissant avec deux de ses hommes.

Quelqu’un a appelé à l’aide ?…

LEONE

À cause de cette canaille ! Venez.

CANINA

Oui, de ce meurtrier !

MOSCA, s’interposant.

Ah, messieurs ! Il ne s’est rien passé… Une erreur fâcheuse… Une querelle domestique… Une vétille… Ne vous donnez pas de peine… Tout est déjà réglé…

LEONE

Restez ! (Il se présente.) Leone, capitaine de la flotte. C’est moi qui vous ai appelé : ce Levantin a cherché à forcer une Vénitienne, je demande justice contre lui.

LE CHEF DES SBIRES, s’inclinant.

À votre service, capitaine. Donc, cet homme, ici, a tenté de violer cette femme, là…

Il montre Canina.

LEONE

Pas celle-ci. Elle, on peut l’avoir pour cinq sequins… C’est l’épouse du citoyen Corvino qu’il a agressée. J’en fais le serment.

LE CHEF DES SBIRES, à Colomba.

Vous le confirmez ?

COLOMBA, pleurant.

Quelle honte… Quelle honte…

CANINA

Seulement pour vous. C’est un risque à courir quand on va chez un homme.

LE CHEF DES SBIRES, à Mosca.

Vous aussi, vous êtes témoin…

MOSCA

Jamais de la vie ! Je ne sais rien du tout… Je dormais dans une autre partie de la maison…

LE CHEF DES SBIRES

Donc, personne n’était là ?

MOSCA saute sur Corvino qui vient d’entrer et lui dit tout bas.

Jouez les étonnés… Vous n’êtes pas au courant !

CORVINO, s’exécutant, à Colomba.

Tiens ! Tu es encore là, ma tourterelle ? Je t’attends avec impatience. Rentrons à la maison…

LE CHEF DES SBIRES

Restez ! Que personne ne bouge… Il faut d’abord tout éclaircir : celui qui gît là-bas, c’est donc le Levantin. Qu’on l’emmène au tribunal, et que tous l’accompagnent. Le juge statuera.

LEONE

C’est ça, allons-y ! Là-bas, les escrocs de Venise verront leur maître en face et bientôt, espérons, avec la corde au cou. Il dépouille les hommes et déshonore les femmes. Il a persuadé mon père de me déshériter.

Corbaccio vient d’entrer en trébuchant, un papier à la main. Leone se jette sur lui comme un tigre et le lui arrache.

CORBACCIO

Au secours ! À l’aide !

CANINA

Il tue son père, le forcené ! Parricide ! Parricide !

LEONE, parcourant le papier.

Là… Là… Voilà la preuve. Le juge verra le mauvais coup. C’est un témoignage écrit de ses filouteries. Il faut pendre Volpone à la plus haute potence de Venise… Bouc, voleur, accapareur… Ah… Maintenant, on te tient…

LE CHEF DES SBIRES

Ne vous échauffez pas, capitaine… Le procureur décidera. En avant ! Tous au tribunal !

LEONE

Venez, Colomba !

Tous partent, escortés par les sbires, sauf Mosca et Volpone.

LE CHEF DES SBIRES, à Mosca.

Vous aussi, et surtout l’accusé !

MOSCA

Je ne sais rien de cette affaire et mon maître, vous le voyez, n’est pas en état de marcher.

LE CHEF DES SBIRES

Alors, qu’on le porte ! Vous, si vous discutez, je vous fais venir enchaîné.

Il sort avec les autres.

Un instant de silence.

MOSCA, en aparté.

En somme, il ne faut pas avoir de pétard chez soi : s’il part trop vite, on se brûle les doigts. Ah ! J’ai voulu faire une belle surprise avec ce Leone… Maintenant, il nous prend tous les deux à la gorge. Je sens déjà comme un foulard de chanvre… (À Volpone, qui est recroquevillé sur le lit.) Allons ! Relevez-vous !

VOLPONE, tremblant.

Je n’irai pas, non… Je n’irai pas… Ils vont me torturer, m’emprisonner aux Plombs, me jeter dans le puits… Je n’irai pas au tribunal… Ils me prendront mon argent, ma vie… Quel fou je suis… Je voudrais m’étrangler moi-même… Au lieu de jouir tranquillement de ma fortune, le diable m’a pris de tourmenter ces punaises… Qu’avais-je à faire de l’héritage de Corbaccio, de la chaste Colomba ?… Je n’avais même pas envie d’elle… C’était juste par méchanceté, pour jouer avec le feu, et maintenant, je sens la brûlure des flammes… Oh, si je sors de là, je me laisserai vivre… Je ferai un don à l’église… Je rendrai grâce à Dieu… Mosca, aide-moi, ils vont me torturer, me pendre… Je suis un étranger, un homme du Levant… Ils seront sans pitié… Aide-moi, Mosca ! Aide-moi !

MOSCA

Courage ! Un procès est un jeu de cartes… Si on a la main leste, on peut le retourner. Corbaccio et Corvino sont dans le même bateau que nous, je vais le redresser… On doit juste leur faire miroiter des rivages dorés. Courage ! Ce serait un tribunal bien étrange s’il donnait raison aux honnêtes gens…

VOLPONE

Non, non… Je n’irai pas… Je sais comment ils mènent leurs interrogatoires… La torture… L’estrapade… J’ai vu ça une fois… Les os qui craquent… Les doigts broyés, les tenailles chauffées au fer rouge… Ça empestait la chair brûlée… Non, non, je n’irai pas… Viens, Mosca… Prends-moi de l’argent, des bijoux, des perles, des diamants… (Il plonge avidement la main dans son coffre.) Je m’enfuirai en gondole… J’ai encore un bateau à Gênes, rempli de marchandises. Je retournerai à son bord à Smyrne, auprès de ma femme et de mes enfants… J’ai une maison là-bas, j’y vivrai secrètement… Non, non… Pas le tribunal… pas la torture… Dis que je me suis jeté dans le canal pour qu’on ne me poursuive pas… Fais courir le bruit de ma mort… Je ne veux pas être la risée de ces coquins… Pas la torture… Pas la torture…

Il jette son manteau sur ses épaules.

VOLTORE entre.

Que s’est-il passé ? J’entends parler de tribunal…

MOSCA

Oh, monsieur le notaire, tout est perdu, sauvez-le ! Leone a porté plainte, Volpone va être fouetté et pendu… L’État saisira votre maison et votre argent si vous ne le sortez pas d’affaire…

VOLPONE, à genoux.

Maître, aidez-moi ! Vous connaissez toutes les ruses et toutes les parades. Je vous léguerai tous mes biens… Je vous en donnerai la moitié de mon vivant… Mais pas la torture, pas l’estrapade… Aidez-moi…

VOLTORE, solennel.

Faites-moi confiance, je défendrai votre cause – certes une cause immorale, mais rassurez-vous : c’est notre art de tout embrouiller et d’agiter les eaux pour mieux les troubler. (À Mosca.) Enfin, qu’est-ce qui t’a pris de faire venir ici ce vaurien de Leone ?

MOSCA, à voix basse.

Je l’ai fait pour vous. Corbaccio l’avait déshérité au profit de mon maître pour vous évincer. J’ai donc voulu lâcher son fils sur lui, mais ce braillard a agi trop vite. Vous allez arranger ça, n’est-ce pas ?

VOLTORE

Je connais les lois : il n’y en a aucune qui ne puisse être contournée. Hélas, les juges de notre République sont incorruptibles. Mais on leur fera briller tellement d’arguments sous le nez qu’ils en seront aveuglés et prendront leur droite pour leur gauche : fiez-vous à un vieux routier. (À Volpone.) Gardez bien le silence, ne dites pas un mot. Et vous (à Mosca), donnez-lui l’apparence d’avoir été brutalisé par Leone, il faut qu’il ait l’air plus mort que vif. Je cours parler aux témoins, vous me suivrez de près. S’ils chantent à l’unisson comme des tuyaux d’orgue, on pourra bientôt leur faire entonner le Te deum.

Il sort.

VOLPONE, encore tremblant.

J’ai peur… J’ai peur… Tu crois qu’il va m’aider ?

MOSCA

Certainement. Il est à la fois bête et rusé : la meilleure combinaison pour un avocat. En plus, il croit qu’il y va de son argent : les ânes qui craignent d’être grugés deviennent intelligents. (Il s’approche d’une table couverte de potions.) Là, il n’y a plus à hésiter. Je vais vous poser des sangsues : vous serez pâle comme un cadavre. (Il lui tend une cuiller.) De la bile de chien pour vous retourner l’estomac et vous donner une mine verdâtre…

VOLPONE la prend et crache.

MOSCA

Voyez, c’est le goût de la bile. Gardez-le en mémoire, vous apprécierez mieux le Lacrima Christi… Et maintenant, les sangsues ! Une demi-douzaine pour vous donner l’air bien souffrant… Je pars avant vous au tribunal, savonner la gorge de Corbaccio et de Corvino pour que les mensonges y glissent plus facilement. Vous arri-verez plus tard sur un brancard. Courage, maintenant, courage ! Dieu soutient les gens qui ont de l’argent, et ce serait un curieux tribunal s’il ne rendait pas justice à un riche.

Il sort en courant.