Notre Petite Ville Thorton Wilder

121 votes dont 49 bulletins papier au 16/11/2015

Voudriez-vous revivre les plus beaux moments de votre vie ?

Grover’s Corner, New Hampshire. Une petite ville, un théâtre, un conte.

Par la magie et les artifices d’un théâtre qui se fabrique sous nos yeux, le régisseur orchestre des moments choisis de la vie d’habitants paisibles.

Il était une fois, dans cette petite ville qui ressemble à tant d’autres, l’histoire de George et Emily. Ils y passent toute leur vie d’adolescent et d’adulte, jusqu’à la mort et au-delà.

Ici, tout est bien, la vie est douce, les voisins sont sympathiques. Ici, le bonheur est sur le pas de la porte, aucune raison de partir à la découverte du monde. Depuis des siècles, tous les habitants se retrouvent à l’épicerie de la Grand’rue, à l’église ou encore sous la pluie au cimetière. C’est comme ça à Grover’s Corner, là-bas, de l’autre côté du miroir où tout le monde se connaît.

Thorton Wilder (1897-1975), dramaturge du quotidien sublimé, travaille pour Broadway et pour le cinéma (A. Hitchcock). Il écrit Notre Petite Ville (Our Town - Prix Pulitzer) en 1938, dans une Amérique que Franklin Roosevelt tente de relever de la Grande Dépression.

Extrait

ACTE I

Pas de rideau.

Pas de décor.

En arrivant, les spectateurs ont sous les yeux une scène vide à demi éclairée.

Au bout de quelque temps le régisseur, coiffé de son chapeau et la pipe aux lèvres, entre et se met a disposer sur l’avant de la scène une table et trois chaises côté cour, et une table et trois chaises côté jardin.

Il place aussi un hanc de petite taille au coin de ce qui sera la maison des Webb, à cour.

Tandis que les lumières baissent dans la salle, il a fini de poser le décor et regarde arriver les derniers spectateurs, appuyé au cadre de scène, côté jardin.

Une fois la salle plongée dans l’obscurité, il se met à parler:

LE RÉGISSEUR. Cette pièce est intitulée Notre petite ville. Elle a été écrite par Thornton Wilder; produite et mise en scène par A… (ou bien: produite par A…; mise en scène par 13…). Vous y verrez Mademoiselle C…; Mademoiselle D…; Mademoiselle E…; ainsi que Monsieur F…, Monsieur G…; Monsieur H…, et d’autres encore. Le nom de la petite ville est Grover’s Corners, dans le New Hampshire. Tout près de la frontière du Massachusetts. Latitude: 42 degrés 40 minutes, longitude: 70 degrés 37 minutes. Le premier acte met en scène une journée dans notre ville. Nous sommes le 7 mai 1901. L’aube va poindre dans un instant.

Un coq chante.

Quelques rais de lumière commencent à paraître dans le ciel, à l’est, derrière notre p’tite montagne.

L’étoile du matin se met toujours à briller formidablement juste au moment où elle doit s’en aller… vous avez déjà remarqué?

Il la contemple un instant, puis se dirige vers le fond de la scène.

Bon, je ferais bien de vous montrer comment notre ville s’organise. Ici au fond…

C’est-à-dire: parallèlement au mur du fond.

… se trouve la Grand Rue. Là-bas, loin derrière, c’est la gare ferroviaire; les rails vont dans ce sens. Le quartier polonais est de l’autre côté des rails; avec quelques familles de Canadiens français.

Montrant le côté cour:

Par là-bas se trouve l’église congrégationaliste1, en face de celle des Presbytériens.

Les méthodistes et les unitariens sont par là-bas.

Les baptistes sont dans le creux, près de la rivière.

L’église catholique est par-delà les rails.

Et voici l’hôtel de ville, couplé avec le bureau de poste; la prison est au sous-sol.

Un jour, un homme politique célèbre, William Jennings Bryan2, a prononcé un discours juste en haut de ces marches.

Ici, le long de la rue: une rangée de boutiques, avec de quoi attacher son cheval devant la porte, et de petits marchepieds pour remonter en selle. La première automobile va faire son apparition dans cinq ans environ: elle appartenait au Banquier Cartwright, notre plus riche citoyen… Il habite la grosse maison blanche là-haut sur la colline.

Ici c’est l’épicerie, et ici le drugstore de Monsieur Morgan: médicaments et rafraîchissements. Presque tous les habitants de la ville s’arrangent pour faire un saut dans ces deux boutiques une fois par jour.

L’école communale est au fond, dans cette direction. Le lycée encore plus loin. À neuf heures moins le quart le matin, midi et trois heures l’après-midi, ça crie et ça piaille dans ces cours de récréation: de quoi assourdir toute la ville.

Il s’approche de la table et des chaises placées sur l’ anvant de la scène, à jardin.

Nous voici chez notre docteur, le Docteur Gibbs. C’est la porte de derrière.

On pousse sur scène deux treillages en forme d’arche, couverts de fleurs et de feuilles de vigne. Un de chaque côté, près du cadre de scène.

Voilà un brin de décor pour ceux qui pensent qu’ils ont besoin d’un décor.

Voici le jardin de Madame Gibbs. Maïs… pois… haricots… roses trémières… héliotrope… et beaucoup de bardane.

Il traverse la scène.

En ce temps—là notre journal sort deux fois par semaine. La Sentinelle de Grover’s Corners. Et voici la maison de Monsieur Webb, le rédacteur en chef.

Et le jardin de Madame Webb.

Exactement comme celui de Madame Gibbs, avec en plus beaucoup de tournesols.

Il lève les yeux vers le centre de la scène.

Juste là: un grand noyer noir d’Amérique.

Il reprend sa place près du cadre de scène, à jardin, et considère le public un moment.

Une bonne petite ville, si vous voyez ce que je veux dire.

Personne de très remarquable n’en est jamais sorti, à ce qu’on sait.

Là-haut sur la montagne, les tombes les plus anciennes de notre cimetière remontent à 1670-1680: des Grover, des Cartwright, des Gibbs et des Hersey… des noms du coin, les mêmes qu’aujourd’hui.

Bien… comme je vous l’ai dit, l’aube approche.

Les seules lumières allumées en ville sont celles d’une petite ferme, de l’autre côté des rails, où une mère polonaise vient d’accoucher de jumeaux. Aussi celles de la maison de Joe Crowell, où Joe Junior se lève pour livrer les journaux. Et celles de la gare, où Charlie Hawkins se prépare, drapeau en main, à saluer le train de cinq heures quarante-cinq pour Boston.

Un train siffle. Le régisseur tire sa montre et acquiesce.

Bien entendu dans la campagne, tout autour, les lumières sont allumées depuis un bout de temps, pour la traite et ainsi de suite. Mais les gens de la ville dorment tard. Ça y est… un nouveau jour a commencé.

Tiens, voilà le Docteur Gibbs qui rentre, après cette affaire de bébés; il descend la Grand Rue. Et sa femme qui descend l’escalier pour préparer le petit déjeuner.

Mme Gibbs, rondelette et avenante, trente-cinq ans environ, «descend l’escalier » à jardin. Elle relève le store d’une fenêtre imaginaire dans sa cuisine et se met à faire du feu dans son fourneau.

Le Docteur Gibbs est mort en 1930. Il a donné son nom au nouvel hôpital.

Madame Gibbs est morte avant lui; morte il y a bien longtemps, en fait. Elle est partie rendre visite à sa fille Rebecca, mariée à un assureur de Canton, dans l’Ohio, et elle y est morte. Une pneumonie. Mais son corps a été rapporté ici. À présent elle est là—haut dans le cimetière, avec tout un tas de Gibbs et de Hersey: son nom de jeune fille était Julia Hersey, avant son mariage avec le Docteur Gibbs, dans l’église congrégationaliste.

Dans notre petite ville, nous aimons bien avoir nos repères factuels sur les uns et les autres.

Voilà Madame Webb, qui descend elle aussi préparer le petit déjeuner.

Et notre Docteur Gibbs. On l’a appelé à une heure et demie ce matin.

Et Joe Crowell Junior qui arrive, pour distribuer La Sentinelle de Monsieur Webb.

*Le Dr Gibbs est entré a cour et descend la Grand Rue. Au moment où il devrait tourner pour s’approcher de sa maison, il s’arrête, pose à terrer son (imaginaire) mallette noire, ôte son chapeau, et se frotte le visage à l’aide d’un énorme mouchoir, l’air épuisé.

Mme Webb, mince, sérieuse, impeccable, est entrée dans sa cuisine, à cour, nouant son tablier. Elle mime avec précision les actions suivantes: remplir de bois son fourneau, l’allumer, et préparer le petit déjeuner.

Tout à coup Joe Crowell Junior, onze ans, entre à jardin et s’élance dans la Grand Rue, distribuant les journaux en les jetant de toutes ses forces jusqu’au seuil des maisons.*

JOE CROWELL JR. Bonjour, M’sieu Gibbs.

DR GIBBS. Bonjour, Joe.

JOE CROWELL JR. Quelqu’un s’est senti patraque, Docteur?

DR GIBBS. Non. Juste un accouchement dans le quartier polonais. Des jumeaux.

JOB CROWELL JR. Je vous donne votre journal tout de suite?

DR GIBBS. Oui, volontiers… Quoi de neuf dans le monde depuis mercredi? Du sérieux?

JOE CROWELL JR. Oui M’sieu. Mon institutrice, Mademoiselle Poster, elle va se marier avec un gars de Concord.

DR GIBBS. Par exemple… Et qu’en pensent ses petits élèves?

JOE CROWELL JR. Ben… je sais que c’est pas mes affaires, mais à mon avis si on décide de devenir institutrice, on devrait le rester.

DR GIBBS. Comment va ton genou, Joe?

JOE CROWELL JR. Très bien, Docteur, j’y pense même plus. Seulement il me prévient toujours quand il va pleuvoir, comme vous m’aviez dit.

DR GIBBS. Qu’est-ce qu’il te dit pour aujourd’hui? Il va pleuvoir?

JOE CROWELL JR. Non M’sieu.

DR GIBBS. Sûr?

JOE CROWELL JR. Oui M’sieu.

DR GIBBS. Il se trompe jamais, ton genou?

JOE CROWELL JR. Non M’sieu.

Joe sort. Le Dr Gibbs reste debout, à lire son journal.

LE RÉGISSEUR. Une chose à propos de ce petit Joe Crowell. Joe était rudement doué: premier de son année au lycée. Alors on lui a donné une bourse pour l’université technologique du Massachusetts. Là aussi, il a eu son diplôme en tête de sa promotion. Le journal de Boston en a fait tout un compte-rendu, à l’époque. Il allait devenir un grand ingénieur, notre Joe. Mais la guerre a éclaté et il est mort en France. Un temps. Toute cette éducation pour rien.

HOWARD NEWSOME, hors scène, à cour. Remue-toi, Bessie! Qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui?

LE RÉGISSEUR. Voilà Howard Newsome qui vient livrer son lait.

Howard Newsome, la trentaine, vêtu d’une salopette, entre à cour et s’avance dans la Grand Rue, aux côtés d’un cheval et d’un chariot imaginaires. Il porte un casier imaginaire plein de bouteilles de lait. On entend le bruit de bouteilles de lait qui s’entrechoquent. Il dépose quelques bouteilles devant le treillage de Mme Webb, puis traverse la scène vers celui de Mme Gibbs. Il s’arrête au centre pour parler au Dr Gibbs.

HOWARD NEWSOME. Bonjour Docteur.

DR GIBBS. Bonjour Howard.

HOWARD NEWSOME. Un malade?

DR GIBBS. Une paire de jumeaux, chez Madame Goruslawski.

HOWARD NEWSOME. Des jumeaux? Ça alors, cette ville grandit d’un an sur l’autre.

DR GIBBS. Il va pleuvoir, Howard?

HOWARD NEWSOME. Non, non. Une belle journée: ces nuages vont pas faire long feu. Allez viens, Bessie.

DR GIBBS. Coucou Bessie.

Il caresse le cheval, qui est resté au milieu de la scène, au fond.

Quel âge a-t-elle, Howard?

HOWARD NEWSOME. Bientôt dix-sept. Bessie s’y perd dans l’itinéraire, depuis que les Lockhart ont cessé de prendre un litre de lait chaque matin. Rien à faire, elle veut leur laisser un litre quand même: elle rouspète tout le long du chemin.

Il arrive à la maison Gibbs, porte de derrière. Mme Gibbs l’y attend.

MME GIBBS. Bonjour, Howard.

HOWARD NEWSOME. Bonjour, Madame Gibbs. Le Docteur arrive, il descend la rue.

MME GIBBS. Ah bon? On dirait que vous êtes en retard aujourd’hui.

HOWARD NEWSOME. Ouaip. Le séparateur nous a fait des siennes. Sais pas ce que c’était.

Il croise le Dr Gibbs au milieu de la scène, au fond.

Docteur!

DR GIBBS. Howard!

MME GIBBS, appelle ses enfants, à l’étage. Les enfants! Les enfants! C’est l’heure de se lever.

HOWARD NEWSOME. Allez viens, Bessie!

Il sort côté cour.

MME GIBBS. George! Rebecca!

Le Dr Gibbs arrive à sa porte de derrière, il passe sous le treillage pour entrer chez lui.

MME GIBBS. Tout s’est bien passé, Frank?

DR GIBBS. Ma foi, oui… Simple comme deux petits chatons.

MME GIBBS. Le bacon est dans la poêle, ce sera prêt dans une minute. Assieds-toi pour boire ton café. Tu trouveras bien le temps de dormir une heure ou deux, ce matin?

DR GIBBS. Hum!… Madame Wentworth doit venir à onze heures. Je crois savoir pourquoi, d’ailleurs. C’estson estomac qui la travaille.

MME GIBBS. Bref, en tout et pour tout, pas plus de trois heures de sommeil. Frank Gibbs, que vas-tu devenir? Si seulement je pouvais te décider à prendre de vraies vacances. Ça ne pourrait te faire que du bien.

MME WEBB. Emily-y! C’est l’heure de se lever! Wally! Il est sept heures!

MME GIBBS. À propos, il faut que tu parles à George. Je ne sais pas ce qui lui arrive. Il ne m’aide absolument pas. Je n’arrive même pas à lui faire couper un bout de bois.

DR GIBBS, près de l’évier, se lave les mains puis les sèche, pendant que Mme Gibbs s’occupe à son fourneau. Il te répond?

MME GIBBS. Non. Il ne fait que geindre! Pense qu’à son baseball… George! Rebecca! Vous allez être en retard à l’école.

DR GIBBS. Hum, hum, hum.

MME GIBBS. George!

DR GIBBS. George, on s’active!

VOIX DE GEORGE. Oui P’pa!

DR GIBBS, sortant de scène. Tu n’entends pas ta mère qui t’appelle?Je crois que je vais monter faire un petit somme.

MME WEBB. Wally-y! Emily-y! Vous allez être en retard à l’école! Wally! Lave-toi bien ou je monte m’en occuper moi-même.

VOIX DE REBECCA GIBBS. M’man! Quelle robe je mets?

MME GIBBS. Ne fais pas tant de bruit. Ton père a passé la nuit dehors; il a besoin de se reposer. J’ai lavé et repassé ta robe vichy bleue tout exprès.

REBECCA. M’man, j’ai horreur de cette robe.

MME GIBBS. Oh, arrête avec tes manières.

REBECCA. Je vais toujours à l’école habillée comme une dinde malade.

MME GIBBS. Allons Rebecca, tu es toujours très, très jolie.

REBECCA. Maman, George me jette du savon.

MME GIBBS. Je vais monter vous donner chacun votre gifle, attendez un peu.

On entend le sifflet d’une usine.

Les enfants entrent en coup de vent et prennent leur place à table.

Côté jardin, George, environ seize ans, et Rebecca, onze ans. Côté cour, Emily et Wally, mêmes âges. Ils portent chacun un paquet de livres de classe attachés ensemble.

LE RÉGISSEUR. Nous avons aussi une usine dans la ville: vous l’entendez? Une fabrique de couvertures. Elle appartient aux Cartwright, ça a fait leur fortune.

MME WEBB. Pas de ça ici, les enfants. Le petit déjeuner est un repas comme les autres, interdiction de l’engloutir comme des loups sauvages. Ça va retarder votre croissance, à coup sûr. Wally, range-moi ce livre.

WALLY. Allez, M’man! À dix heures il faut que j’aie tout appris sur le Canada.

MME WEBB. Tu connais la règle aussi bien que moi: pas de livres à table. Quant à moi, j’aime mieux des enfants en bonne santé que des enfants intelligents.

EMILY. Moi je suis les deux, Maman; tu sais bien. Je suis la fille de mon âge la plus intelligente, à l’école. J’ai une mémoire formidable.

MME WEBB. Mange ton petit déjeuner.

WALLY. Moi aussi je peux être intelligent, quand je regarde ma collection de timbres.

MME GIBBS. J’en parlerai à ton père lorsqu’il sera reposé. Vingt-cinq cents par semaine, c’est bien assez pour un garçon de ton âge, il me semble. Je me demande franchement comment tu t’y prends pour tout dépenser.

GEORGE. Allez, M’man… j’en ai des tas, de choses à acheter.

MME GIBBS. Des sodas à la fraise, oui: voilà tes investissements.

GEORGE. Je vois pas comment Rebecca se débrouille pour avoir autant de sous. Elle a plus d’un dollar.

REBECCA, la cuillère à la bouche, d’un air rêveur. J’ai économisé, petit à petit.

MME GIBBS. Eh bien, ma chérie, je pense qu’il est bon d’en dépenser un peu de temps à autre.

REBECCA. Maman, tu sais ce que j’aime le plus au monde… tu veux savoir?… L’argent.

MME GIBBS. Mange ton petit déjeuner.

LES ENFANTS. Maman, c’est la première sonnerie… Il faut que j’y aille… J’en veux plus… Faut que j’y aille.

Les enfants se lèvent, attrapent leurs livres et sortent en coup de vent en passant sous les treillages. Ils se retrouvent tous sur l’avant de la scène, au centre, et se dirigent vers la Grand Rue en bavardant; ils sortent ensuite côté cour.

Le régisseur sort discrètement, côté jardin.

MME WEBB. Dépêchez-vous, mais vous n’êtes pas obligés de courir. Wally, remonte ton pantalon au genou. Tiens-toi droite, Emily.

MME GIBBS. Dis à Mademoiselle Poster que je lui envoie mes meilleurs vœux de bonheur… Tu t’en souviendras?

REBECCA. Oui, M’man.

MME GIBBS. Tu es vraiment jolie, Rebecca. Ne traîne pas les pieds.

TOUS. Au revoir.

Mme Gibbs remplit son tablier de grain pour les poulets et s’avance jusqu’à la rampe.

MME GIBBS. Venez, petit petit petit.

Non, va-t’en, toi. Va-t’en.

Venez, petit petit petit.

Qu’est-ce qui te prend, toi? La bagarre, la bagarre… c’est tout ce que tu sais faire?

Hum… toi, tu ne m’appartiens pas. Je me demande d’où tu viens…

Elle secoue son tablier.

Oh, pas la peine de t’effrayer. Personne ne va te faire de mal.

Mme Webb est assise sur le banc près de son treillage, occupée à trier des haricots.

Bonjour, Martha. Comment va ton rhume?

MME WEBB. Mmm, je sens toujours ce chatouillement dans ma gorge. J’ai dit à Charles que je n’étais pas sûre d’aller répéter avec la chorale ce soir. Ça ne servirait pas à grand chose.

MME GIBBS. Tu as essayé de chanter sur le souffle?

MME WEBB. Oui, mais en fait ça m’empêche de chanter juste. J’ai décidé de trier quelques haricots, le temps de me reposer un peu.

MME GIBBS, retrousse ses manches et traverse la scène pour faire un brin de causette. Attends, je vais t’aider. C’est une bonne année pour les haricots.

MME WEBB. Je me suis mis en tête d’en faire quarante bocaux, quitte à y laisser ma santé. Les enfants disent qu’ils les détestent, mais j »ai bien vu qu’ils les avalent sans problème tout l’hiver.

Pause. Bref caquètement des poulets.

MME GIBBS. Écoute, Martha. J’ai quelque chose à te dire; il faut que j’en parle à quelqu’un sinon j’explose.

MME WEBB. Julia Gibbs, ma parole!

MME GIBBS. Donne-moi encore des haricots à trier. Martha, est-ce que tu as eu la visite d’un de ces brocanteurs de Boston, vendredi dernier?

MME WEBB. Mais non!

MME GIBBS. Eh bien moi, oui. D’abord j’ai cru que c’était un patient qui voulait voir le Docteur Gibbs. Il s’est faufilé comme ça jusque dans mon salon, et, Martha Webb, il m’a offert trois cent cinquante dollars pour la commode haute de Grand-Mère Wentworth, aussi vrai que je suis assise sur ce banc!

MME WEBB. Julia Gibbs, ma parole!

MME GIBBS. C’est la vérité! Ce vieux bout de bois! Et moi qui ne savais plus où la mettre tellement elle est énorme; j’ai bien failli la donner à ma cousine Esther.

MME WEBB. Et tu vas accepter, pas vrai?

MME GIBBS. Je ne sais pas.

MME WEBB. Tu ne sais pas… trois cent cinquante dollars! Mais où as-tu la tête?

MME GIBBS. Si je pouvais décider le Docteur à prendre l’argent pour m’emmener quelque part, faire un vrai voyage, je la vendrais en un clin d’œil… Tu sais, Martha, le rêve de ma vie, ça a toujours été de voir Paris — Paris en France… Et puis je ne sais pas. C’est une idée folle, sans doute, mais depuis des années je me promets que si jamais nous avons l’occasion…

MME WEBB. Qu’en pense le Docteur?

MME GIBBS. J’ai bien essayé de tourner un peu autour du pot, je lui ai dit que si on me laissait un héritage — c’est comme ça que je m’y suis prise — je lui demanderais de m’emmener quelque part.

MME WEBB. Hum hum hum… Qu’est-ce qu’il a dit?

MME GIBBS. Tu le connais. Jamais une conversation sérieuse, depuis que je l’ai rencontré. Non, il a dit, s’il s’en allait vadrouiller en Europe, Grover’s Corners risquerait de ne plus lui suffire; le mieux est l’ennemi du bien, comme il dit. Tous les deux ans il part visiter les champs de bataille de la Guerre de Sécession, et il ne voit pas ce qu’un homme peut demander de plus.

MME WEBB. Pour ça, mon mari est en admiration complète devant le tien et tout ce qu’il sait sur la Guerre de Sécession. Mon Monsieur Webb a bien envie d’abandonner Napoléon pour se spécialiser dans la Guerre de Sécession, seulement il voit que le Docteur Gibbs est l’un des plus grands experts du pays, et ça le désespère.

MME GIBBS. Rien n’est plus vrai! À Antietam ou à Gettysburg3, c’est l’homme le plus heureux du monde. Si tu savais combien de fois j’ai arpenté ces collines, Martha: et on s’arrêtait à chaque buisson, et on comptait nos pas, comme si on voulait les acheter.

MME WEBB. Eh bien, si ce brocanteur a vraiment l’intention d’acheter la commode, Julia, tu n’as qu’à la vendre. Comme ça tu verras Paris. Continue juste à faire de petites allusions de temps, en temps. C’est connue ça que j’ai réussi à voir l’océan Atlantique, tu sais.

MME GIBBS. Oh, j’aurais mieux fait de me taire. Mais je trouve quand même qu’avant de mourir, ce serait beau de voir une fois dans sa vie un endroit où personne ne parle un mot d’anglais.

Le régisseur entre d’un bon pas, côté jardin. Il soulève son chapeau devant ces dames, qui le saluent d’un signe de tête.

LE RÉGISSEUR. Merci, mesdames. Merci infiniment.

Mme Gibbs et Mme Webb se lèvent, rassemblent leurs affaires et rentrent chez elles avant de disparaître.

À présent nous allons avancer de quelques heures.

Mais il nous faudrait d’abord un peu plus d’informations sur la ville; une sorte de compte-rendu scientifique, si vous voulez.

J’ai donc demandé au Professeur Willard, de l’université du NeW Hampshire, de venir esquisser quelques détails de notre histoire locale.

Êtes-vous là, Professeur Willard?

Le Pr Willard, érudit de campagne, portant un pince—nez au bout d’un large ruban de satin, entre côté jardin, quelques feuilles à la main.

Permettez-moi de vous présenter le Professeur Willard, de l’université du New Hampshire.

Quelques informations rapides, vous serez bien aimable, Professeur. Malheureusement, le temps nous est compté.

PR WILLARD. Grover’s Corners… voyons voir… Grover’s Corners est située sur l’ancien granit pléistocène de la chaîne des Appalaches. J’ajoute que c’est l’un des plus vieux sols au monde. Nous en sommes très fiers. Une plaque de basalte dévonien le traverse, avec des vestiges d’argile schisteuse mésozoïque, et quelques affleurements de grès; mais tout ça est beaucoup plus récent: il y a deux cents, trois cents millions d’années.

On a retrouvé des fossiles extrêmement intéressants… uniques, même, je peux le dire. .. à trois kilomètres de la ville, dans le pâturage de Silas Peckham. On peut les voir dans le musée de l’université à toute heure — à toute heure raisonnable, cela va sans dire. Lirai-je quelques-unes des notes du Professeur Gruber sur les conditions météorologiques: précipitations moyennes, et caetera?

LE RÉGISSEUR. Je crains qu’il n’y ait pas assez de temps pour cela, Professeur. Peut-être quelques mots à propos de l’implantation de l’homme par ici.

PR WILLARD. Oui… données anthropologiques: première population de souche amérindienne. Des tribus d’Indiens Cotahatchi… aucune preuve de leur existence avant le dixième siècle de notre ère. Hum… entièrement disparus de nos jours… traces possibles au sein de trois familles. Vers la fin du dix-septième siècle, migration de populations de souche anglaise brachycéphale aux yeux bleus… en majorité. Plus, récemment, quelques Slaves et Méditerranéens…

LE REGISSEUR. Et la population, Professeur Willard?

PR WILLARD. Dans la ville même: 2 640.

LERÈGISSEUR. Un petit instant, Professeur.

Il chuchote à l’oreille du Professeur.

PR WILLARD. Ah oui, vraiment?… La population, à cet instant précis, est de 2 642 habitants. Le district postal en ajoute 507, ce qui fait un total de 3 149. Taux de mortalité et de natalité: constants. Sur l’échelle de Macpherson: 6,052.

LE RÉGISSEUR. Merci infiniment, Professeur. Nous vous sommes tous très reconnaissants, vraiment.

PR WILLARD. Ce n’est rien, Monsieur; tout le plaisir est pour moi…

LE RÉGISSEUR. Par ici, Professeur, et encore merci.

Le Pr Willard sort.

Et maintenant, les informations politiques et sociales, par notre rédacteur en chef… Holà, Monsieur Webb?

Mme Webb se montre à la porte de derrière.

MME WEBB. Il arrive tout de suite… Il s’est coupé la main en mangeant une pomme.

LE RÉGISSEUR. Merci, Madame Webb.

MME WEBB. Charles! Tout le monde attend.

Mme Webb sort.

LE RÉGISSEUR. Monsieur Webb est rédacteur en chef et éditeur de La Sentinelle de Grover’s Corners. C’est notre journal local, vous savez.

M. Webb sort de sa maison, enfilant son manteau. Il a le doigt entouré d’un mouchoir.

M. WEBB. Bien… Je n’ai pas besoin de vous dire que la ville est administrée par un conseil municipal. Tous les hommes ont le droit de vote à l’âge de vingt-et-un ans. Les femmes votent de manière indirecte. Nous sommes de classe moyenne inférieure, avec une poignée de professions libérales… et dix pour cent de travailleurs illettrés. En termes politiques, nous sommes quatre-vingt-six pour cent de républicains; six pourcent de démocrates; quatre pour cent de socialistes; reste: indifférents.

En termes religieux, nous sommes quatre-vingt-cinq pour cent de protestants; douze pour cent de catholiques; reste: indifférents.

LE RÉGISSEUR. Souhaitez-vous ajouter un commentaire, Monsieur Webb?

M. WEBB. Une petite ville très ordinaire, si vous voulez mon avis. Se comporte un peu mieux que la plupart. Sans doute beaucoup plus ennuyeuse.

Mais elle semble être au goût de nos jeunes gens. Quatre-vingt-dix pour cent des diplômés de notre lycée s’installent ici même pour vivre — même ceux qui étaient partis faire leurs études ailleurs.

LE RÉGISSEUR. Et maintenant, si certains spectateurs souhaitent demander quelques renseignements à notre rédacteur en chef…

UNE FEMME AU BALCQN. Y a-t-il une importante consommation d’alcool à Grover’s Corners?

M. WEBB. Eh bien, ma bonne dame, je ne sais pas ce que vous entendez au juste par importante. Le samedi soir les ouvriers agricoles se retrouventdans l’écurie d’Eric Green en bas de la ville et fontun peu de tapage. Nous avons un ou deux ivrognes municipaux, mais ils ont systématiquement des remords chaque fois qu’un évangéliste est de passage. Non, Madame, je dirais que l’alcool n’est pas une chose courante dans les maisons, sauf dans l’armoire à pharmacie. Très efficace contre les morsures de serpent, vous savez — une vieille recette.

UN HOMME AGRESSIF AU FOND DE LA SALLE. Personne dans cette ville n’est-il conscient des…

LE RÉGISSEUR. Avancez, voulez-vous, comme ça nous pourrons tous vous entendre… Que disiez-vous?

L’HOMME AGRESSIF. Personne dans cette ville n’est-il conscient des injustices sociales et de l’inégalité industrielle?

M. WEBB. Oh si, tout le monde en est conscient… terriblement conscient. On dirait qu’ils passent le plus clair de leur temps à discuter de qui est riche et qui est pauvre.

L’HOMME AGRESSIF. Alors pourquoi n’essaient-ils pas de changer quelque chose?

Il se retire sans attendre de réponse.

M. WEBB. Eh bien, je sais pas… Je suppose que, comme les autres, nous cherchons tous le moyen qui permettrait aux gens diligents et sensés de gravir les échelons, pendant que les paresseux et les chamailleurs couleraient vers le fond. Mais c’est pas facile à trouver. En attendant, nous faisons notre possible pour aider ceux qui ne peuvent pas s’aider tout seuls; et ceux qui n’ont pas besoin de nous, nous les laissons tranquilles. Y a-t-il d’autres questions?

UNE DAME DANS SA LOGE. S’il vous plaît, Monsieur Webb? Monsieur Webb, y a-t-il un peu de culture ou d’amour de la beauté à Grover’s Corners?

M. WEBB. Eh bien, ma bonne dame, pas beaucoup pas au sens où vous l’entendez. En y réfléchissant, quelques jeunes filles jouent bien du piano pour la remise des diplômes au lycée, mais ça n’a pas franchement l’air de les réjouir. Non, Madame, pas beaucoup de culture; mais tant que nous y sommes, nous avons pas mal de petits plaisirs par ici si on peut parler de plaisirs: nous aimons le soleil qui se lève par-dessus la montagne le matin, et nous sommes tous très attentifs aux oiseaux. Nous les observons. Et puis nous regardons le changement des saisons; oui, pour ça tout le monde est au courant. Mais pour le reste… vous avez raison, Madame, pas grand chose… Robinson Crusoë, la Bible et le Largo de Haendel, ça nous connaissons tous; et la Mère de Whistler… nous n’allons pas tellement plus loin.

LA DAME DANS SA LOGE. C’est ce que je pensais. Merci, Monsieur Webb.

LE RÉGISSEUR. Merci, Monsieur Webb.

M Webb se retire.

Nous allons maintenant revenir à la ville. Nous sommes en début d’après-midi. 2 642 déjeuners ont été pris, et toutes les assiettes ont été lavées.

M Webb revient sur scène après avoir quitté son manteau, et se met a pousser une tondeuse a gazon devant sa maison.

Début d’après-midi calme sur la ville: ça bourdonne et ça fredonne du côté des bâtiments scolaires; les attelages sont rares dans la Grand Rue; les chevaux attachés devant les boutiques sommeillent; vous connaissez tous ce genre d’atmosphère. Le Docteur Gibbs est dans son cabinet, occupé à tapoter les gens dans le dos et à leur faire dire «Ah». Par ici, Monsieur Webb tond sa pelouse; un homme sur dix pense que c’est un privilège de manœuvrer sa propre tondeuse à gazon.

Non, les amis. Il est plus tard que je ne pensais. Voilà déjà les enfants qui rentrent de l’école. Hors scène, a cour, on entend des voix aiguës de filles.

Emily entre et descend la Grand Rue, quelques livres dans les bras. On voit a sa démarche qu’elle s’imagine être une grande dame d’une élégance folle.

(…)

1 C’est l’église à laquelle appartiennent les personnages centraux de la pièce (le congrégationalisme est un système ecclésiastique issu du mouvement non conformiste et du puritanisme anglais, au sein duquel chaque paroisse se trouve autonome). Les petites rivalités entre sectes protestantes sont sources d’humour dans la pièce, de même que la situation fort opportune des Baptistes près de l’eau (la rivière). (N.d.t.)

2 Avocat, membre du congrès, et trois fois candidat démocrate à la présidence américaine, William Jennings Bryan est célèbre pour ses qualités d’orateur et sa défense de l’homme du peuple. Dans son «discours de la croix d’or» (Cross of Gold Speech, 1896), il défendit avec ferveur l’adoption de l’argent comme étalon du dollar, estimant que le bimétallisme serait plus favorable aux simples citoyens. La fin de sa vie fut marquée par son opposition au darwinisme et son échec retentissant lors du procès contre l’enseignant John Scopes. (N.d.t.)

3 À Antietam et Gettysburg eurent lieu deux victoires sanglantes des Nordistes sur les Confédérés durant la Guerre de Sécession respectivement en 1862 et 1863. (N.d.t.)