La Modestie Rafael Spregelburd

75 votes dont 38 bulletins papier au 16/11/2015

Seriez-vous prêt à apprendre le coréen ?

Quelque part dans un pays de l’Est, tous les moyens sont bons pour survivre. Anja tente de sauver son mari Terzov, atteint de tuberculose. Terzov, lui, ne cherche qu’à donner un sens à sa vie. Le docteur Smederovo accepte de les aider en échange d’un manuscrit dont il entend tirer une belle somme.

Ailleurs, en Argentine… peut-être. Arturo implique son vieil ami San Javier dans une affaire suspecte, mais ils perdent des cassettes au contenu compromettant. Entre femme et maîtresse, ils se prennent les pieds dans leurs ruses.

Quatre hommes, quatre femmes, deux intrigues. Les portes claquent. Le téléphone sonne.

Quelqu’un écoute. Quelqu’un sait. Chacun est-il vraiment ce qu’il prétend être ?

Rafael Spregelburd (1970), dramaturge argentin prolifique, acteur et metteur en scène, développe, à partir du plateau, une écriture percutante qui explore toutes les facettes du jeu et des réalités que s’invente le théâtre. La Modestie fait partie de son heptalogie inspirée des Sept Péchés Capitaux de Jérôme Bosch.

Extrait

Scène 1

María Fernanda tient San Javier en joue avec un révolver. Tous deux ont l’air très calmes. La femme, sans cesser de le tenir en joue, fait descendre son sac à main de son bras et le laisse tomber sur le sol.

SAN JAVIER : Bonjour.

MARÍA FERNANDA : Oui.

SAN JAVIER : Votre mari m’a donné la clé.

MARÍA FERNANDA : La clé ?

SAN JAVIER : Je suis un ami de votre mari. Il m’a invité à souper. Il m’a dit qu’il arriverait plus tard et il m’a donné un double de la clé. Il m’a dit qu’il valait mieux que je l’attende ici. Je suis de passage en ville.

MARÍA FERNANDA : Il ne m’a pas prévenue. (Elle baisse l’arme, puis la laisse près du sac à main.) Excusez-moi, il ne m’a pas dit que nous attendions des visites.

SAN JAVIER : Il n’y a pas de problème.

MARÍA FERNANDA : Je m’appelle María Fernanda.

SAN JAVIER : Enchanté. Je m’appelle…

MARÍA FERNANDA : J’ai sonné à l’ouvre-porte, mais vous n’avez pas répondu.

SAN JAVIER : Quand ?

MARÍA FERNANDA : Maintenant, avant d’entrer. Je sonne toujours à l’ouvre-porte. Vous n’aurez pas de mal à imaginer pourquoi.

SAN JAVIER : Vous… si je puis me permettre… vous ne vivez pas ici ?

MARÍA FERNANDA : De toutes façons, je sonne toujours avant d’entrer. Pourquoi est-ce vous n’avez pas répondu ?

SAN JAVIER : Ça n’a pas sonné. Je n’ai pas entendu.

La sonnerie de l’ouvre-porte retentit. C’est un bruit assourdissant. María Fernanda va vers le parlophone et parle.

MARÍA FERNANDA : Oui ? (…) Attends. (Elle raccroche.)

Elle va vers le sac à main et y range l’arme. Elle cherche quelque chose.

MARÍA FERNANDA : Tu as des cigarettes ?

SAN JAVIER : Non, je ne fume pas.

María Fernanda va vers l’ouvre-porte.

MARÍA FERNANDA : Allo ? Tu es là ? (…) Tu ne me ferais pas une faveur ? (…) Ne sois pas con. (Elle rit.) (…) Des cigarettes. Oui, au coin de la rue Anchorena tu as un… (…) OK. (Elle raccroche.) Je lui ai demandé de nous ramener des

cigarettes. Pour ne pas devoir redescendre…

SAN JAVIER : Pour moi ça va, je ne fume pas, je te remercie.

MARÍA FERNANDA : Je peux ouvrir la fenêtre, si ça te dérange.

SAN JAVIER : Non, ça va. Il n’y a pas de problème. C’est ta maison.

MARÍA FERNANDA : Non. Nous ne vivons pas ensemble. C’est le mieux pour les enfants. Je ne sais pas ce qu’il a pu te dire. J’ai les clés et tout ça, mais… Quoi qu’il en soit, tu es notre invité. Alors ? Tu t’assieds ?

SAN JAVIER : Heu, merci.

MARÍA FERNANDA : D’où est-ce que vous vous connaissez, Alejandro et toi ?

SAN JAVIER : Alejandro ?

MARÍA FERNANDA : Oui. Je lui connais très peu d’amis.

SAN JAVIER : Bon, comme je ne vis pas ici. Il a été à Rosario, il y a environ dix ans, pour donner des séminaires. Et il a logé chez moi. Chaque fois qu’il a été à Rosario, après, il est venu loger à la maison. Je… Bon, on s’est croisés

aujourd’hui…

MARÍA FERNANDA : À quelle heure ?

SAN JAVIER : Pardon ?

MARÍA FERNANDA : À quelle heure est-ce que vous vous êtes croisés ?

SAN JAVIER : Heu, dans l’après-midi… je ne me rappelle plus, nous avions été à…

il devait être…

MARÍA FERNANDA : Ça va. Je sais qu’il est avec une autre.

SAN JAVIER : Qui ?

MARÍA FERNANDA : Nous continuons à nous voir, mais nous ne vivons plus ici.

Nous sommes en train de nous en aller. Nous ne nous trouvons pas dans notre meilleur moment, comme tu peux voir. Genre, pour des visites, par exemple.

SAN JAVIER : Heu, je… ça fait un certain temps que je ne le vois plus…

Pause.

SAN JAVIER : Il ne s’appelle pas Alejandro.

MARÍA FERNANDA : Quoi ?

SAN JAVIER : Je veux dire, que tout à l’heure…

MARÍA FERNANDA : Tout à l’heure j’ai sonné à l’ouvre-porte parce que je ne savais pas si j’allais le trouver avec une autre, OK ?

Pause.

SAN JAVIER : Écoute, si tu veux je descends acheter des cigarettes, et j’en parle avec lui… je ne sais pas si c’est une bonne idée que je reste…

MARÍA FERNANDA : Il n’est pas là.

SAN JAVIER : Quoi ?

MARÍA FERNANDA : Il n’est pas encore arrivé.

SAN JAVIER : Il n’a pas été jusqu’au coin de la rue Anchorena pour t’acheter des cigarettes ?

María Fernanda sort un paquet de cigarettes du sac et en allume

une.

MARÍA FERNANDA : Non, ce n’était pas lui. (Pause.) C’était Ana, une amie. Elle vient parfois s’occuper de Lucía.

SAN JAVIER : Ah.

MARÍA FERNANDA : La fumée te dérange ? J’ouvre la fenêtre.

SAN JAVIER : Non, ça va, ça ne me dérange pas…

MARÍA FERNANDA : L’atmosphère est très renfermée ici. Moi, la fumée des autres me dérange.

L’ouvre-porte sonne avec vacarme.

MARÍA FERNANDA : Dans les endroits ouverts je l’encaisse, 4 mais dans des atmosphères renfermées je ne supporte pas qu’on m’envoie de la fumée dans la figure.

SAN JAVIER : On décroche ?

MARÍA FERNANDA : Non. Elle a la clé.

SAN JAVIER : Mais…

MARÍA FERNANDA : Elle appelle pour avertir qu’elle monte.

SAN JAVIER : Anita ?

MARÍA FERNANDA : Ana. Et Alejandro a la clé. Ou il t’a donné la sienne pour que tu lui ouvres ?

L’ouvre-porte recommence à sonner.

SAN JAVIER : Quel Alejandro ?

MARÍA FERNANDA : (À l’ouvre-porte.) Allo ? (…) Ah. Bon. Sois gentil et va jusqu’au

coin de Perón, à côté des Coréens il y en a une… (…) Celle-là. (…) Merci. Je t’attends. (…) Oui, courtes.

Elle raccroche. Elle va rapidement à son sac à main et ressort l’arme.

SAN JAVIER : Quel Alejandro ?

MARÍA FERNANDA : Très bien. Comment est-ce que vous êtes entré ici ?

SAN JAVIER : Mais, qu’est-ce qu’il se passe ?

MARÍA FERNANDA : Vous pensez que je suis idiote, que je vais croire cette histoire de Rosario et toutes ces conneries du séminaire ? Alejandro n’est jamais allé à Rosario.

SAN JAVIER : Je ne sais pas qui est Alejandro. Et la clé, c’est Arturo qui me l’a donnée.

MARÍA FERNANDA : Arturo ? Voilà le problème. Arturo n’est pas mon mari.

SAN JAVIER : En tout cas, j’aimerais savoir pourquoi vous dites à Ana : « sois gentil ». Et voici la clé, si vous voulez la voir, votre mari me l’a donnée aujourd’hui à cinq heures.

MARÍA FERNANDA : À cinq heures ? Tout à l’heure tu disais que tu ne te rappelais pas à quelle heure tu l’avais vu. Et Ana est en bas avec son mari. Et je viens de lui parler. C’est ça que tu cherches ? (Elle lui montre une cassette.) Non ? Alors c’est une autre. Ne t’en fais pas, il y a des copies de ces cassettes partout. Je suis habituée à ce petit jeu ! Et j’en ai par-dessus la tête de tout ça ! Qu’est-ce que vous croyez ? Que vous pouvez continuer à intimider les gens comme ça ? Tu veux que nous allions voir ce qu’il y a encore ? Si tu les emportes toutes d’ici tu me feras le plus grand plaisir.

Elle sort par une porte. Nous supposons qu’elle va chercher d’autres cassettes. On l’entend remuer des choses dehors et marmonner des plaintes intelligibles. San Javier la suit des yeux, depuis sa place. Une seconde plus tard, il tousse et crache du sang. Mais ce n’est plus San Javier, c’est Terzov.

Scène 2

Anja entre par la porte par laquelle est sortie María Fernanda.

Elle a des manuscrits en main. La lumière est plus sombre qu’avant, l’atmosphère est plus lointaine.

ANJA : Il est ici.

TERZOV : Je vais bien, je vais bien. Ne t’en fais pas.

ANJA : J’ai pensé qu’ils pouvaient t’intéresser.

TERZOV : Tu ne te rends pas compte que je suis en train de mourir ?

ANJA : Ne parle pas comme ça. Ne me parle pas comme ça.

TERZOV : Je suis désolé.

ANJA : Ce sont ces écrits de papa dont je t’ai parlé. C’est Irene qui les a trouvés, dans un vieux meuble. On était en train de tout dégager avec maman.

TERZOV : Je t’ai attendue toute l’après-midi. Je ne savais pas où tu étais.

ANJA : Finalement nous l’avons convaincue de louer la chambre à un étranger.

TERZOV : Des étrangers…

ANJA : Oui, je sais. C’est que quelques-uns sont venus avec assez bien d’argent. Ils n’ont nulle part où loger. Ils ont l’argent, ils viennent avec tout ce qu’ils avaient dans le Sud, ils ne pensent pas y retourner… Avec Irene nous avons

convaincu maman que ça n’avait pas de sens de garder cette pièce vide. Et elle a accepté.

TERZOV : C’est bon, donne-les-moi.

ANJA : Elle était triste, mais elle a accepté. (Elle lui tend le manuscrit.) Je crois que c’est la première fois que maman ouvrait le bureau de papa. Ça va lui passer. Le monsieur est très sérieux. Il nous inspire la plus grande confiance.

Il va rester seulement quelques jours, parce qu’il a des affaires à conclure ici en ville. Mais après nous trouverons un autre locataire, et puis encore un autre. Vu avec optimisme, c’est une bonne affaire.

TERZOV : Quel homme ?

ANJA : Moi je n’ai rien contre ces étrangers. Il est vrai qu’il parlent de travers, mais il nous arriverait la même chose si nous voulions nous en aller pour…

TERZOV : De quel homme est-ce que tu es en train de parler ?

ANJA : Je pensais que je te l’avais dit. Le docteur Smederovo.

TERZOV : Non. Tu ne me l’avais pas dit.

ANJA : Le locataire. Il a demandé s’il n’y avait pas une alcôve à louer à la maison. Maman va s’habituer. Et avec cet argent en plus, nous pourrions… Une alcôve, il a dit. Ça faisait combien de temps que je n’avais plus entendu ce mot !

TERZOV : Bon. Faites ce que vous voulez. Après tout c’est la maison de ton père. Et ça, ce sont les affaires de ton père. (Il jette le manuscrit.) Pourquoi est-ce que tu veux que je les lise ?

ANJA : Ce sont… des notes… de papa. Certaines sont bonnes. De bonnes choses, je crois. Il m’a semblé que… comme écrivain… tu pourrais voir si éventuellement elles avaient une valeur littéraire et… (Elle ramasse le manuscrit.) Je

peux aussi directement aller chez un éditeur.

Pause.

TERZOV : Un éditeur. Combien d’éditeurs est-ce que nous connaissons ?

ANJA : Justement, beaucoup, et tous, ils…

TERZOV : … et parmi tous ceux-là, nous n’en avons pas trouvé un seul qui veuille publier mes œuvres.

ANJA : Ne sois pas injuste. Ils n’ont pas dit non.

TERZOV : Anja, nous n’allons pas recommencer à discuter. Ça ne m’intéresse pas qu’on m’édite une fois mort, ce qui est pour très bientôt. Pourquoi est-ce qu’ils devraient s’intéresser aux écrits d’un vieux colonel de la quatrième légion, à présent disparu, et mystérieusement mis à la retraite avec les honneurs après une défaite fracassante sur le front de Zvornik ? Et qu’est-ce que nous avions à voir, qu’est-ce qu’il avait à voir dans cette guerre ? Où se trouve Zvornik ? S’il te plait, ne me fais pas plus mal.

ANJA : J’avais pensé que…

TERZOV : Je ne peux plus en entendre davantage.

ANJA : Il faut que tu les lises. Irene et moi, nous pensons qu’ils sont bons.

TERZOV : Ça me surprend que ta sœur puisse distinguer un « g » d’un « j ».

ANJA : Ne m’agresse pas, laisse Irene en-dehors de ça. Nous sommes tous en train de réfléchir à comment nous en sortir et…

TERZOV : Je vais t’expliquer comment en sortir… C’est moi qui en sors. C’est fini. Il est fini, Mirko Terzov, ou Terezov, comme vous voulez. De toute façon je n’aurai pas d’épitaphe. Il ne l’a pas mérité. Il est mort avec son œuvre, il l’a emportée dans la tombe.

Silence. Anja Terezovna sanglote en cachette dans un coin. Terzov

la voit. Il prend le manuscrit, de mauvaise grâce, et commence à le lire.

ANJA : (Encore faiblement et sans cesser de sangloter.) Il y en a un bon… Sur un major qui perd un bras et qui fume la pipe… C’est le début de quelque chose, d’un roman, de quelque chose de grand… Papa fait quelques observations sur l’habitude de fumer et le bras absent… À Irene ça lui a fait une grande impression…

TERZOV : C’est bon. Je suis en train de lire. Tu ne vois pas ? Je suis en train de le lire.

ANJA : Je te mets plus de lumière ? Je peux t’apporter quelque chose de chaud, aussi, avant de souper. Il n’y a pas grand-chose, mais… Je te mets plus de lumière ? Demain je pourrai demander des buches à Irene. Nous avons même fait couper le bois d’un lit inutilisable qui était dans le bureau de papa…

TERZOV : Je suis en train de lire. (Légèrement affecté et moqueur au début, plus intéressé malgré lui à mesure qu’il avance.) « “N’avez-vous pas l’impression, estimée Masha, que l’on se souviendra de nous comme des écrivains d’une époque où tout le monde écrivait sur l’obsession de fumer ?” “Oh, allons donc”, répondit Masha en rougissant, et sans pouvoir regarder le bras absent. “Laissez donc ces propos, il y a un soleil invraisemblable. Pourquoi ne venez pas au jardin avec les autres ?” Le jeune Duvrov lissa sa moustache noire et épaisse de son unique main, adressa un sourire à Masha et pensa dans sa langue natale : Je ne dois pas la tourmenter. Je ne dois pas me tourmenter. Je ne dois pas les tourmenter. Quel plaisir gagne-t-on à voir comment tous nous souffrons ? “Effectivement, il y a un soleil invraisemblable”, répondit-il à voix haute. »

ANJA : Il y a queques réflexions plus loin sur le sens du plaisir, et celui du malheur. Papa a dû écrire tout ça après la déroute de Zvornik…

On entend des coups à la porte. Terzov continue à lire. Anja va

ouvrir. Celui qui entrera est Smederovo.

ANJA : (Off.) Ah, c’est vous.

SMEDEROVO : (Off.) Anja, comment va-t-il ?

ANJA : (Off.) Eh bien, je lui ai déjà expliqué… C’est très aimable à vous de venir.

Ils entrent.

ANJA : Mirko, voici le docteur Smederovo. Le docteur qui habite chez maman.

SMEDEROVO : Enchanté. Vous n’avez pas bonne mine.

TERZOV : Non. Enchanté.

ANJA : Puis-je vous offrir un brandy, docteur ?

SMEDEROVO : J’en serais ravi. (Anja ne le lui apporte pas.)

ANJA : Vous avez déjà terminé de vous installer dans l’« alcôve » ?

SMEDEROVO : Oui, merci beaucoup.

ANJA : La trouvez-vous à votre gré ?

SMEDEROVO : Il m’aurait été impossible de trouver un autre logement. Les hôtels sont pleins, ou, du moins, c’est ce qu’on nous dit à nous.

ANJA : À vous ?

SMEDEROVO : De toute manière, je me débrouillerai avec la chambre. Je resterai très peu de temps. Quant à l’alcôve, il y a quelque chose que j’aimerais…

ANJA : Ma mère a déjà dû vous expliquer les conditions, non ? Je vais chercher le brandy. Et du saucisson. (Elle sort.)

SMEDEROVO : Une femme très spéciale, sa mère.

TERZOV : Ne vous laissez pas impressionner par elle. Elle essayera de vous soutirer tout l’argent qu’elle peut.

SMEDEROVO : Ne vous inquiétez pas. Je suis vraiment reconnaissant. (Ils s’observent en silence un instant.) Vous savez ce que c’est que la tuberculose, n’est-ce pas ?

TERZOV : Écoutez… Nous ne pouvons pas vous payer. Je vous remercie d’avoir pris la peine de venir jusqu’ici, ma femme et ma belle-mère vous ont surement forcé la main. Mais nous savons qu’aucun traitement n’est gratuit, et nous ne pouvons pas vous payer.

SMEDEROVO : Est-ce que vous pouvez parler plus lentement ?

TERZOV : Oui, nous savons déjà que c’est la tuberculose. Et nous savons qu’elle est très avancée.

SMEDEROVO : Voulez-vous un cigare ?

TERZOV : Vous n’êtes pas un médecin normal. Vous n’êtes pas comme les autres. Pourquoi est-ce que vous avez quitté votre pays ?

SMEDEROVO : Je me suis marié.

TERZOV : Elle est d’ici ?

SMEDEROVO : Non. Elle non plus. Mais nous nous débrouillerons. Je vous offre ce dernier cigare, parce qu’ensuite je vais vous les interdire pour toujours.

TERZOV : Alors gardez-le. N’avez-vous pas l’impression qu’on se souviendra de nous comme des écrivains d’une époque où tout le monde écrivait sur l’obsession de fumer ? Des hommes et des femmes qui se réveillent la nuit, ou qui se font réveiller par les hommes et les femmes avec qui ils dorment, uniquement pour allumer un cigare et pouvoir supporter le reste de la nuit ?

SMEDEROVO : Je sais très bien à quoi vous faites allusion. Je l’ai lu. J’ai lu « La bringue ». (Il lui indique les manuscrits qui sont encore en possession de Terzov.) Anja Terezovna m’a permis de le lire. Vous l’aviez laissé dans la chambre de votre beau-père.

TERZOV : Moi ?

SMEDEROVO : Vous êtes extraordinaire. Je tiens à vous dire que… Vous êtes un écrivain extraordinaire.

TERZOV : Vous vous trompez.

ANJA : (Entrant avec le brandy.) Le docteur a raison, Mirko.

TERZOV : Tu le lui as donné à lire en disant que c’était de moi ? Je te parle rapidement pour qu’il ne me comprenne pas.

ANJA : Pas maintenant, après, après.

SMEDEROVO : Vous aviez raison, Anja. Votre mari est l’écrivain de ce siècle. Mais il va mourir si nous ne faisons rien.

TERZOV : Nous ne pouvons pas vous payer, c’est un fait.

SMEDEROVO : Écoutez, Terzov, je vais être franc avec vous. Je ne voudrais pas paraitre brutal, mais c’est la manière dont j’ai appris à parler cette langue. Bien sûr que vous pouvez me payer, si vous êtes d’accord de me céder les droits de votre roman.

TERZOV : Vous céder les droits ? De quel roman ?

ANJA : De ton œuvre, de ton roman, chéri. Il est merveilleux, docteur. Bien sûr que c’est un marché honnête.

TERZOV : De quelle œuvre sommes-nous en train de parler ? Quelques notes éparses que personne n’a voulu éditer, des pensées fébriles dictées par des forces démoniaques produites par mes très hautes fièvres, des poèmes obscurs sans valeur pour personne…

SMEDEROVO : Je vous supposais un homme humble. Comprenez-moi,

comprenez-moi. Je suis un commerçant. Je ne veux pas vous trom-

per. Je peux vous sauver la vie. Mais je ne vous fais aucune faveur. Je serai votre représentant éditorial, et je suppute que je vais me rendre très riche. Suffisamment pour pouvoir quitter la profession de médecin, qui me répugne.

ANJA : C’est honnête. C’est un marché très honnête.

TERZOV : Non, non, excusez-moi un moment, tous les deux. (À Smederovo.) Vous n’avez aucune idée de ce que vous dites. Je doute que vous sachiez bien lire ou que vous compreniez ce que vous lisez…

SMEDEROVO : Comme vous voulez. Mais vous n’êtes pas en position de choisir. Vous allez mourir, Terzov.

TERZOV : Qu’est-ce que vous voulez ? C’est ça que vous voulez ? (À propos des manuscrits) Ils sont à vous, les voilà. Publiez-les et laissez-moi en paix.

ANJA : Mirko, s’il te plait.

SMEDEROVO : Je n’ai pas l’impression que nous nous comprenions. Je veux beaucoup plus que ça. Je veux que vous continuiez à écrire. Votre littérature, c’est du sang, et moi, je dois vous encourager à saigner, nous tous, nous sommes votre littérature ; vous avez fait en sorte que nos malheurs en vaillent la peine, vous signez notre chant, notre agonie, dans « La bringue ». Dans votre prose bout le sang répandu de milliers d’enfants de cette terre. Et j’y parviendrai : vous serez le plus grand écrivain, je vous le jure.

ANJA : C’est ce que je pense, moi aussi.

SMEDEROVO : Faites vos valises. Un long voyage nous attend. Je ne peux pas faire grand-chose pour vous dans ce climat. Je vais vous emmener vivre avec moi.

TERZOV : (Après une pause.) Vous êtes fou.

SMEDEROVO : Réfléchissez-y. J’attends votre réponse demain.

ANJA : Je vous raccompagne, docteur. (Ils sortent.)

ANJA : (Off.) Ne vous inquiétez pas, je vais le convaincre.

SMEDEROVO : (Off.) Faites tout ce qui est possible, Anja Terezovna. Nous méritons tous quelque chose de mieux que cela.

ANJA : (Off.) Au revoir. Je vous rapporterai sa réponse demain.

Anja revient.

ANJA : Tu ne vas rien me dire ?

TERZOV : C’est humiliant. Je suis en train de prendre courage. 17 (Pause.) Pourquoi est-ce que tu lui as dit que c’est moi qui avais écrit les textes de ton père ?

ANJA : Je te l’ai dit. Je pense qu’ils ont une certaine valeur.

TERZOV : Je suppose que tu n’essayeras pas de me convaincre.

ANJA : Je vais…

TERZOV : Ne nous fais pas plus de mal. Tu sais déjà que la réponse est non, tu savais que c’était non avant même de commencer cette affaire. Quelle idiotie, quelle énorme idiotie. J’ai sommeil. Ne me réveille pas, surtout pas pour parler de tout ça. Il ne s’est rien passé aujourd’hui, cet homme n’est jamais venu ici. (Il sort.)

Anja le regarde sortir, elle garde le regard fixé sur lui. Mais ce n’est déjà plus Anja, c’est Ángeles.