Croyez-vous qu’un jour nous serons immortels ?
Russie, un centre d’expérimentation lacrymale.
Ne pas se fier aux apparences. Aujourd’hui, c’est jour de fête dans l’appartement des Alekseiev. C’est l’anniversaire d’Alekseieva et comme chaque année, elle annonce à son mari la venue des Remizoff.Les invités se chargent de la vodka, seule reine pour anesthésier la douleur de jambes trop imparfaites et dégeler l’atmosphère. Entre amis, on joue à déformer le monde et on éprouve son sens de l’autodérision. S’amuser en somme. Danser même!
Mais on frappe à la porte. Deux étrangers, voisins disent-ils. On frappe aux murs. Il y a donc un monde au-dehors de cette petite communauté d’invalides. Est-ce que tout cela est bien réel ?
Laboratoire de recherche, scène de théâtre. L’équipe de spécialistes s’acharne à tenter de saisir la réalité du monde à travers les larmes de ses sujets d’étude.
Konstantin Kostienko (1966). L’auteur né à Vladivostok participe aux débuts du mouvement du « Novaïa Drama » qui a révolutionné le théâtre russe dans les années 90. Il fait école auprès de Nikolaï Koliada à Ekateringbourg, centre névralgique des dramaturgies contemporaines.
Extrait
Alekseiev branche le magnétophone. Ils dansent. [Alekseiev avec Remizova, Remizoff avec Alekseieva.] Musique lourde, étrange, entre hip-hop et tango. Remizoff tombe en dansant. Remizova et Alekseieva l’aident à se relever. Puis, c’est Alekseieva qui tombe. Ils la relèvent. Elle se tient debout et, confuse, essaie d’aller vers la table. Ils la soutiennent, la persuadent de retourner danser, elle accepte. Pendant la danse, surtout quand les personnages tombent, le rire en coulisses retentit. La danse s’arrête. Tous, fatigués, vont vers la table.
REMIZOVA. — J’ai ma dose pour un an!
Rires.
ALEKSEIEVA. — Oui, jusqu’au prochain anniversaire.
Rires.
ALEKSEIEV. — Un autre anniversaire, je supporterai pas.
Rires.
REMIZOVA, à Alekseiev. — Quoi? Qu’est-ce qui t’a pas plu? On a bien dansé pourtant!
Rires.
ALEKSEIEV. — Ouais, c’était classe.
Rires.
Pause.
REMIZOFF, il prend le pot de «cocktail». — Qui veut de l’«Orange des bois»?
REMIZOVA, elle attrape le pot. Remizoff ne le lâche pas. — Ça suffit avec ça!
REMIZOFF. — Mais regarde donc comme ça sent! (Il souffle sur Remizova.)
REMIZOVA, elle chasse l’air de sa main. — On se croirait dans une salle d’opération!
Rires.
ALEKSEIEV. — Ce qui m’intéresse, c’est de savoir avec quoi je vais me laver les dents demain?
REMIZOFF. — Je te laisserai un peu de «Bois d’orange». Le matin, tu te lèves, tu te sers un petit verre et avec ça, finies les caries!
Rires.
ALEKSEIEV, à Alekseieva. — Pour le prochain anniversaire, n’oublie pas d’acheter plus de dentifrice.
Rires.
REMIZOFF, à Alekseiev. — Soit dit en passant, j’ai de l’argent. Si tu veux y aller…
Un coup à la porte.
ALEKSEIEVA, à Alekseiev. — C’est chez nous?
Rires.
On frappe un coup à la porte suivant un code particulier.
REMIZOVA. — On dirait, oui.
Rires.
ALEKSEIEVA, à Alekseiev. — Va donc ouvrir.
Alekseiev se lève, va vers la porte d’entrée.
Rires.
On frappe suivant un code particulier.
ALEKSEIEV, tout en marchant. — Je viens, je viens!…
Rires.
Alekseiev ouvre. Entrent deux hommes en blouse de travail: N°1 et N°2. — Sous sa blouse, N°1 porte un maillot rayé de marin, ses cheveux sont ébouriffés, il n’est pas rasé, il a dans la main une petite valise comme celle des plombiers ou des électriciens. N°2 porte un bonnet de ski, la poche de son pantalon est gonflée par une bouteille. Tous les deux sont des prolétaires dans le sens profond du terme: défaut de prononciation, n’expriment aucune émotion, sont sales, etc. Ils ont un épais maquillage. Avec leur apparition, en fond, résonne la musique qui s’arrête quand ils commencent à parler. Le rire en coulisses cesse aussi.
N°2, il serre la main d’Alekseieva. — Salut!
N°1, il sert la main d’Alekseiev. — Ben quoi, on tombe mal?
ALEKSEIEV. — C’est que c’est l’anniversaire de ma femme. Asseyez-vous donc avec nous pour fêter ça.
N°2, il tire une bouteille de vodka de sa poche. — D’ac! On a un cadeau pour la table. (Il se tourne vers la table.) On peut, vraiment?… Ça fait quand même un bout de temps qu’on est voisin, en fait.
ALEKSEIEVA, elle veut se lever, mais reste assise. — Entrez, entrez!… Bien sûr. Alekseiev, on a encore des chaises quelque part?…
ALEKSEIEV, il regarde autour de lui. Trouve une seule chaise — contre le plan de travail. — Une seule.
N°2. — Ça fait rien, on va s’asseoir sur la même. Y a pas de mal à être à l’étroit, comme on dit.
N°1 laisse sa valise à l’entrée; N°2 enlève son bonnet, le fourre dans une poche de sa blouse, des deux mains, se lisse les cheveux. Tous deux s’affalent sur la même chaise. N°2 ouvre la bouteille, s’apprête à servir.
Dites voir, y manque un contenant.
ALEKSEIEV, il donne son verre. — Tiens, prends le mien. C’est égal, je ne bois pas.
REMIZOVA, elle donne son verre. — En voilà encore un.
N°2. — Ben quoi? Vous buvez pas non plus?
REMIZOVA. — Je passe.
N°2, à Alekseieva. — Et vous?
ALEKSEIEVA. — Moi non plus.
N°2. — Bon, regardez voir. C’est mon affaire de proposer. (Il veut servir Remizoff.)
REMIZOFF, il montre les restes de «cocktail» dans son verre. — J’ai ce qu’il faut.
N°2. — Personne boit, c’est ça? C’est bien la première fois que je vois des gens comme vous.
N°1. — N’importe quoi. Y a Sidorov du deuxième service, lui aussi il a arrêté. Et maintenant, il a du fric, il est même parti en vacances au bord de la mer cette année.
N°2. — Tu peux pas comparer! Sidorov! Il touche trois fois plus que moi. Lui, s’il boit pas, il peut se payer une voiture au bout de cinq mois. Mais moi, pauvre nul, je bois, je bois pas, pieds nus je suis né, pieds nus je mourrai. Ça fait rien va, tiens voir ton verre. (Il sert N°1; à Alekseieva.) Bon sang, vous avez la vie devant vous, comme on dit!…
N°1 et N°2 boivent. Ils regardent ce qu’ils peuvent manger. Il ne reste que du pain.
ALEKSEIEVA, elle veut se lever. — J’ai encore de la salade.
N°2, il prend un morceau de pain, le mange. — Reste donc assise. On est des gens simples, nous, on mange du pain.
N°1, il mange du pain. — Comment que c’est en Russie depuis des sieks et des sieks? Pain et Vodka — c’est tout ce qu’y faut à un moujik.
N°2. — Allez, un deuxième verre, que le premier reste pas seul. (Il sert.)
ALEKSEIEVA, elle essaie de se lever. — Je vous apporte quand même la salade.
N°2, il tape brusquement de la main sur la table et crie. — As-ss-sis! (Plus calme.) J’ai dit qu’on était des gens simples.
N°1. — Ouais, des ouvriers. Les «outioutioumoutioutiou», c’est pas pour nous. Nous, on est comme nos vieux, depuis des sieks et des sieks en Russie — pain et vodka… Bon anniversaire!
N°1 et N°2 boivent. Ils mangent.
Pause.
Petit à petit, l’air de rien, N°2 pousse N°1 de la chaise. N°1, assis tout au bord.
Tu prends trop d’place. Pousse-toi voir un peu!
N°2. — Et pourquoi ça? J’y suis pour queq’chose si t’as un gros cul?
N°1. — Pas pu gros que l’tien! Assieds-toi et ferme-la.
N°2. — Elle est bonne celle-là! J’dois m’taire quand c’est toi qu’as commencé? Une chaise ça lui suffit pas!
N°1. — Mais regarde donc — t’as pris toute la place!… Espèce d’usurpateur!
N°2. – Attends! Me trait’pas d’usurpateur! Pass’que, entre autres, quand j’étais malade et que j’avais le téléphone sous la main, là, on s’occupait bien d’moi. Mais quand j’ai été guéri, que j’suis revenu dans le service, d’un seul coup, c’était pu les mêmes gueules!… Vas—y donc chez ton Sidorov, engueule-le! Pourquoi que tu me gueules dessus?… Bien sûr avec ses potes, on soigne ses relations! Et moi, on peut me gueuler dessus, c’est ça? J’suis pas Sidorov, je dois tout supporter.
N°1, il se lève, complètement hors de lui. — T’as pas bientôt fini? Tu sais c’que je vais t’dire?… Va t’faire, tu sais quoi?!…
N°2, il s’écarte l’oreille de la main, simule l’attention. — Non, quoi? Vas—y, dis—le.
N°1, il contient sa fureur. — Je l’dirais bien. Mais y a des gens ici, j’veux pas qu’y-s—entendent. J’te dirais bien, comme on dit en Russie depuis des sieks et des sieks…
ALEKSEIEVA, aux deux hommes qui se querellent. — Mon Dieu, ne vous disputez pas! Prenez ma chaise. Je vais m’asseoir sur les genoux de mon mari. (Elle se lève.)
N°2, à Alekseieva. — As-ss—sis!.. On peut bien le faire, nous. (À N°1, sur un ton conciliant.) Si tu venais t’asseoir sur mes genoux, hein?… Et souviens-toi de ma gentillesse.
N°1, il se calme. — Ça va. Bon Dieu, je vais essayer d’oublier. (Il s’assied sur les genoux de N°2.)
N°2. — Comme t’es dessus, sers donc le troisième. Les deux premiers s’emmerdent.
N°1 sert à boire. Pendant la querelle, Remizoff a posé la tête sur le bord de la table et s’est endormi.
N°1 et N°2 boivent et mangent.
Pause.
Tu peux pas t’asseoir mieux que ça? Tu m’écrases avec tes os, j’ai la cuisse toute raide.
N°1. — Faudrait savoir, il est comment mon cul? Gras ou osseux?… c’est quoi ce bazar! Fais pas le con!
N°2. — Attends, me traite pas de con! Tu crois que pass’que tu gagnes plus que moi, je vais t’autoriser à traîner dans la boue ma dignité humaine?! T’as de l’argent, et de l’esprit, il en faut pas alors?!.. T’as trouvé la bonne tâche! (Il lui met son poing dans la figure.)
N°1. — Quand est-ce que je t’ai traité de con?!… Pourquoi que tu dis ça?!
N°2. — Et pourquoi que tu dis que je fais le con?
N°1. — Attends, ça veut pas dire que j’te prends pour un con. C’est juste une façon de parler.
N°2. — Pour moi, c’est pareil!
N°1. — Joue pas sur les mots!
N°2. — C’est c’que tu fais tout le temps, toi!
N°1. — Où t’as vu que je joue sur les mots? Prouve-le! Pass’que j’ai dit que tu fais le con?
N°2. — T’as pas le droit de dire ça. Ça y est, ça r’commence, tu veux encore le bordel, c’est ça?!..
N°1.— Va t’faire!
N°2, il fait tomber N°1 de ses genoux. — Où ça?!…
N°1. — Et moi, tu m’envoies où?!
N°2. — Qui est-ce qui t’envoie?!
N°1. — J’veux dire — de manière indirecte!
N°2. — Mais pourquoi tu veux que je fasse le con? Je t’ai pas déjà demandé d’arrêter, non?!…
REMIZOVA, elle se lève. Aux Alekseiev. — Il est temps pour nous de… (Elle secoue Remizoff.) Lève-toi, on s’en va. On rentre à la maison.
N°2, il met ses mains en porte-voix. — La prochaine station: kilomètre 101!
N°1 et N°2 rient.
REMIZOVA. — Bon, qu’est—ce que je vais faire de lui?
N°1. — Hein? On va le transporter sur le lit — qu’il se repose jusqu’à ce qu’il sera en état.
N°2. — Pour sûr! Il a bu un coup de trop, et alors! C’est un homme, quand même.
ALEKSEIEVA. — Oui! Qu’il dorme quelques heures. Ce soir, je pense qu’il ira mieux. Alors, on te le renverra.
REMIZOVA. — Je ne sais vraiment pas quoi faire. Quelle honte quand même!
N°2. — La honte?! Il a bu un coup de trop, la belle affaire. C’est un homme je te dis. (À N°1.) Viens là qu’on le porte jusqu’au lit, le pauvre.
N°1 et N°2 se lèvent, s’approchent de Remizoff. N°2 le prend sous les bras, N°1 sous les genoux.
Prends-le donc par le cul… Ça y est?
N°1. — Je l’tiens.
N°2. — On y va!
REMIZOFF, dans ses rêves. — J’ai un travail qui paie!… qui paie vraiment bien!
N°2. — T’en as de la chance, vieux: t’as un travail qui paie et nous, là, on va te poser sur un lit.
REMIZOFF. — Un travail qui paie, ça veut dire qu’avec ce que je gagne j’ai tout juste assez pour vivre.
N°2. — Qui est-ce qui va être bien, là? Hein, vieux, qui ça!…
REMIZOFF. — Oh oh, c’est bon! Que c’est bon!… Enlevez-moi mes chaussures, s’il vous plaît. Merci. Je sais qui vous êtes — vous êtes les anges de la mort.
N°2. — Qu’est-ce que tu dis, vieux? Ça fait bien longtemps qu’on n’est plus des anges.
N°1 et N°2 enlèvent les chaussures de Remizoff, défont sa cravate, ôtent ses lunettes. N°2 les met sur son nez.
REMIZOVA, regardant son mari endormi. — Est-ce que c’est pas une honte?!… Allez donc sortir avec lui!… (Elle se dirige vers la sortie. Elle se retourne.) Je préfère m’en aller. Merci pour tout. Et toutes mes excuses, s’il vous plaît, pour ce… cet empoté.
ALEKSEIEVA. — Tu parles! Pourquoi tu l’excuserais!
ALEKSEIEV. —— Bien sûr. Tu vas pas t’excuser pour les fautes d’un autre.
REMIZOVA. — Alors excusez-le, lui. (D’un signe de la tête, elle montre le dormeur.) Je sais bien que tout ça, c’est à cause de la vie qu’il a.
ALEKSEIEVA. — Oui, oui. C’est dur pour tout le monde en ce moment.
REMIZOVA. — Ça va, je m’en vais… (À N°1 et N°2, qui sont occupés à discuter.) Au revoir.
ALEKSEIEV, il se lève. — Je t’accompagne.
ALEKSEIEVA, elle se lève. — Oui, oui. On t’accompagne.
REMIZOVA. — Attendez ce soir pour le lever. Qu’il rentre à pied. Ou alors appelez un taxi. Je vous rembourserai après.
ALEKSEIEV. — On fera tout ce qu’i1 faudra.
ALEKSEIEVA. — Bien sûr. Mais pour l’instant, qu’il dorme.
Les Alekseiev et Remizova sortent.
Le dialogue entre N°1 et N°2 commence aux paroles d’Alekseiev: «Bien sûr. Tu vas pas t’excuser pour les fautes d’un autre» et jusqu’au moment ou les Alekseiev et Remizova sortent. Ils sont assis à table sur les chaises libres, boivent de la vodka, et sans prêter attention aux autres, discutent doucement.
Bruit de fond.
N°1, il boit un coup, mange un morceau de pain. — Ma foi, elle est bonne cette vodka. Mais je préfère le rhum. Tu te souviens du temps où on en trouvait partout?
N°2, il boit, mange, rote bruyamment. — Ouais.
N°1. — À l’époque, j ’avais du fric. Tu te souviens du fric qu’y avait au boulot?…
N°2. — Ouais, ouais.
N°1. — Alors je suis passé prendre du rhum au magasin en pensant qu’y faut que je le goûte, voir ce que ça vaut. Regarde: la vodka quand tu la bois, ça te chauffe là (il se caresse la poitrine), oui? — et puis c’est tout, ça passe. Mais avec le rhum, ça chauffe, ça chauffe, ça en finit pas!… Compare!…
N°2. — Ouais.
N°1. — Tu sens la différence?…
N°2. — Ouais.
N°1. — Mais maintenant, on en vend plus du comme ça. Celui qu’on trouve, c’est du russe, et celui-là j’en veux pas.
N°2. —— Ouais. Si t’en servais un autre?
Au départ des maîtres de maison, N°1 et N°2 se taisent, regardent autour d’eux, laissent leurs verres pleins. Leur attitude, leur expression changent: leur maladresse et leur grossièreté disparaissent.
N°2 court sur la pointe des pieds à la porte, écoute.
Ils sont partis.
N°1. — Apporte l’appareil. (Il fait de la place sur la table.)
N°2 apporte la valise, la pose sur la table, l’ouvre, prend avec précaution un appareil de mesure électrique avec des fils et des électrodes, le pose sur la table, vérifie l’état de marche. N°1 sort de la boîte une autre boîte en métal et deux flacons. Ils se dépêchent, s’énervent. Musique en fond.
Va donc écouter à la porte.
N°2, il va à la porte, écoute, fait un signe de la tête. — C’est bon, on y va.
N°1 enlève sa blouse, roule les manches de sa chemise, met à nu le coude de son bras gauche, prend dans la boîte métallique une seringue et, sans y planter d’aiguille, va vers le lit ou dort Remizoff. Des deux doigts d’une main, lui élargit un œil, y place l’embout de la seringue et ponctionne du liquide. La musique cesse.
REMIZOFF, à travers son rêve. Il chante. — Happy birthday to you!… Happy birthday to-o-o-o-o you-ou-ou—ou!…
N°1, il caresse la tête de Remizoff. — Chut!… Chut!…
*N°1 retourne à la table avec la seringue, verse son contenu dans un des flacons. L’agite, remplit la seringue du mélange obtenu. Prend du coton dans la boîte métallique, l’humidifie avec l’autre flacon, s’assied sur une chaise, prend dans la valise un garrot, le fixe à son bras, s’essuie avec le coton la pliure du coude et, le bout du garrot dans les dents, se fait une injection.
Il pose la seringue, a un flash. La musique du flash retentit — musique langoureuse, style new age, puis cesse très vite.
D’une voix faible, enrouée, N°1 appelle N°2.*
Viens là.
N°2 se précipite, prend dans la valise deux ventouses en caoutchouc, reliées par un fil électrique, en donne une à N°1, mouille l’autre, se la colle au front. N°1 essaie vainement de coller la sienne à son front.
N°2. — Mouille-la.
N°1 mouille la ventouse, la colle. Il sort de la valise une brochure, feuillette les pages, s’arrête à celle qu’ il cherchait.
S’il te plaît, fais attention aux articulations.
N°1, sèchement. — Pas besoin de le dire.
N°2. — Plus vite, plus vite!
N°1, il tousse, s’applique à lire d’une voix régulière. — CONDUITE À TENIR EN CAS DE SÉJOUR DANS UN ABRI ET À L’EXTÉRIEUR DE CELUI-CI.
En cas de séjour dans un abri, obéissez au chef d’abri. Soyez discipliné. Donnez l’exemple. Tenez-vous prêt à utiliser le matériel de protection individuelle. Il est interdit de plaisanter, de se déplacer inutilement, de fumer, d’utiliser une flamme à air libre qui consomme l’oxygène qui vous est précieux, de jeter des déchets alimentaires n’importe où. Surveillez la conduite des enfants. Si survient l’obligation…
N°2, les yeux fermés, approuve la lecture, soit par des signes de tête, en marquant le rythme des phrases lues, soit en remuant les lèvres — comme s’il répétait ce qu’il entend. Au milieu du texte, il grimace, ouvre les yeux.
N°2. — Je t’ai pourtant demandé de marquer les articulations!
N°1, il contient son agacement, marque du doigt l’endroit ou il a été interrompu. — D’accord… (Il tousse, lit avec application) … si survient l’obligation d’utiliser des masques, vérifiez que ceux des enfants sont fixés correctement. Un très bon masque mal appliqué ne protège pas. Si l’abri est atteint, conservez votre calme et ne cédez pas à la panique; soyez patient: des secours vont venir. Si cela s’avère nécessaire, prenez part aux travaux d’élimination. des décombres vers l’extérieur. (sch. 33) Quittez l’abri atteint pour en gagner un autre ou dirigez-vous vers un rideau d’arbres. Souvenez-vous que la zone environnante peut être radioactive, ne touchez à rien. Ne vous approchez pas des bâtiments endommagés, ils peuvent s’écrouler. Venez en aide aux victimes. Aidez les vieillards, les femmes et les enfants à sortir de l’abri.
Une fois le texte terminé, N°1 en silence, comme pour ne pas gêner N°2, assis sans mouvement, les yeux fermés, repose la brochure dans la valise et, toussant dans sa main, s’assied, en jetant de temps en temps un regard à N°2.
N°2, il ouvre les yeux, enlève la ventouse de son front, la jette dans la valise, se déshabille jusqu’à la ceinture, s’approche du matériel. — On continue?…
La musique résonne doucement, en fond.