Amphitryon Michèle Fabien d’après Kleist

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Quand vous regardez dans un miroir, qui voyez-vous ?

Aujourd’hui, au théâtre, sur Terre.

Zeus descend sur la scène du monde pour s’incarner dans un être d’humain. Qu’il est bon d’aimer !

Il prend l’apparence d’Amphitryon. Sous cette identité, le Dieu Créateur goûte aux plaisirs charnels avec Alcmène. Une nuit de plaisir réel, une nuit de mensonge sincère, une nuit à laquelle lui seul peut mettre fin.

Ignorant le jeu de son Double, Amphitryon, après dix mois d’absence, retrouve son épouse. Mais ne viennent-ils pas de se séparer ? À la lumière du jour, les vérités s’affrontent.

Les récits, tous véritables, se succèdent et se contredisent.

Les mots et les signes trompent. Pourtant, il faut raconter, il faut dire les actes pour les faire exister. Mais seuls les corps savent. Comment faire entendre leurs messages ? Comment éveiller les consciences à ce savoir insaisissable ? Les hommes se déchirent, les dieux s’excusent.

Michèle Fabien (1945-1999) participe activement au mouvement du Jeune Théâtre Belge dans les années 70. Elle traduit et adapte la pièce de Heinrich Von Kleist Amphitryon, elle-même inspirée du texte de Plaute, pour Marc Liebens en 1991.

Extrait

NUIT

Ils entrent un par un; ce sont des acteurs, c’est une troupe, emplois classiques: le père noble, la jeune première, le jeune premier, la duègne, le messager et le valet… Ils doivent jouer Amphitryon, l’ont fait, il y a très longtemps. Ne sont plus très sûrs aujourd’hui de la pertinence de la chose. Ils se concertent un temps, s’apprêtent à saluer; ils ne salueront pas. Le public est là, il attend. Le valet se décide, il jouera le rôle de Sosie.

SCÈNE 1

SOSIE

Et quoi faire et que dire; je me sens dans la nuit des temps.
Interminable! Cette nuit est interminable, et ce n’est pas normal.
Je n’ai pas peur, mais je préférerais être arrivé. Thèbes, Alcmène, la bataille, la victoire — à laquelle on ne croyait plus — tout cela me paraît si loin!
Qui a voulu que je rentre si tôt? Amphitryon, forcément; me charger d’une mission, pourquoi pas?
Et qu’en dire, et puis comment faire? On a gagné, c’est tout, et tout sera de nouveau comme avant. J’ai eu peur et je n’ai rien vu.
Il faut trouver des mots.
«Chère Madame, c’est Amphitryon qui m’envoie, mon maître et votre
noble époux, pour vous transmettre l’heureuse nouvelle de sa victoire sur les Athéniens.»
— Bon début!
«En vérité, mon cher Sosie, je ne peux mesurer ma joie de te revoir ici.»
— Elle aime! Je continue.
«Et le cher amour de mon âme, Amphitryon, comment va-t-il?»
«En homme d’honneur au champ de gloire».
— Quelle formule!
«Et quand reviendra-t-il?»
«Sans doute pas plus tard que sa fonction ne l’y autorise, mais peut-être pas aussi tôt qu’il le désire.»
— Sublime!
«Ils ont cédé, les Athéniens, et Labdacus est mort, leur chef. Et si vous le voulez je vous raconte tout, dans le détail.
— Elle veut.
«Figurez-vous la ville de Pharissa, ici, aussi grande, non, plus grande que Thèbes, oui, plus grande, bien plus grande. La rivière passe ici, et les nôtres sont de ce côté. En face dans la vallée, l’ennemi: une foule innombrable, furieux, ils sont prêts à nous attaquer. À peine ont-ils entendu des ordres précis qu’ils foncent sur notre avant-garde, qui cède, ensuite, ils continuent, sur nos archers, qui prennent peur aussi, et s’enfuient, puis ils se lancent, aveuglément, comme assoiffés de sang, sur les frondeurs, impossible de résister, et quand, enfin, ils se ruent, en horde sauvage sur notre corps d’armée, celui-ci…»
Ce n’est pas ça.
Sosie, il faut recommencer.

HERMÈS

Non!
On ne troue pas la nuit, on ne casse pas le silence. Il ne faut pas. Ce noir si long a sa raison. Là-bas, tout à côté, Alcmène jouit encore.
Sosie ne le sait pas, et je ne dirai rien.
Mais tout peut s’arranger très vite: je me montre, il me voit, je suis lui, il s’en Va.

SOSIE

Quel est ce bruit? On pourrait avoir peur, encore, dans ce noir. Il ne faut pas, je me dois à Alcmène. Courage. (Il se met à siffler.)

HERMÈS

Quel est le malotru qui prend la liberté de me casser les oreilles avec son sifflet comme s’il était chez lui? Veut-il que mon bâton le fasse danser sur cet air-là?

SOSIE

C’est quelqu’un qui n’aime pas la musique. D’où sort-il? Que fait-il et où doit-il aller?

HERMÈS

Il ne fait que m’entendre, ce n’est pas suffisant. Je suis Hermès, je commande à l’aurore, un peu, pas trop: assez pour qu’il me voie, trop peu pour empêcher…
Et puis, que Zeus contemple Alcmène, quand ses yeux se révulsent et que le cri du ventre sort par sa bouche, c’est bien pour lui, il saura quelque chose. De toute façon, avec elle, il est Amphitryon.

SOSIE

Je dois entrer dans la maison et cette armoire à glace ne m’en empêchera pas. Il est grand! Il est laid! Mais peut-être qu’il est comme moi, à faire le costaud pour m’intimider et se payer ma tête, simplement.
Je peux faire ça aussi.
Je suis seul, lui aussi; j’ai deux poings mais lui n’en a pas plus; et si les choses tournent mal, je cours, et le jour sera là.
J’y vais.

HERMÈS

Halte! Qui va là?

SOSIE

Moi.

HERMÈS

Quel moi?

SOSIE

Le mien.

HERMÈS

Quelle est ta position?

SOSIE

Ma position? Debout, sur mes deux pieds, comme vous voyez!

HERMÈS

Maître ou valet? Idiot, c’est ça que je demande.

SOSIE

Les deux sont bons: ici, je suis le maître, là, je suis le valet…

HERMÈS

C’est trop pour un seul homme, je n aime pas.

SOSIE

Désolé!

HERMÈS

Qui es-tu? D’où viens-tu? Où vas-tu?

SOSIE

Je suis un homme, je viens d’ici, je vais là et je vois devant moi quelque chose qui commence à m’ennuyer.

HERMÈS

Moi aussi. Faudra-t-il que je tape?

SOSIE

Si j’étais aussi belliqueux, on pourrait se faire mal.
Je rentre à la maison.

HERMÈS

Tu te dis de cette maison?

SOSIE

C’est la maison d’Amphitryon.

HERMÈS

Bien sûr, mais tu n’es pas Amphitryon.

SOSIE

Mais je suis son valet.

HERMÈS

Nous y voilà! C’est amusant.
Ton nom?

SOSIE

Sosie.

HERMÈS

Sot!

SOSIE
-sie, Sosie.

HERMÈS

Aveugle, je vais te briser les os.

SOSIE

Pauvres os de Sosie. Comment faire?
Moi, je dois être moi, que ça me plaise ou non, même si parfois je me dis qu’être Amphitryon, c’est mieux.

HERMÈS

Alors attends, je vais te métamorphoser.

SOSIE

Citoyens! Thébains! À l’assassin! Au voleur!

HERMÈS

Tu cries encore! C’est fatigant!

SOSIE

Comment vous voulez me frapper et je ne pourrais pas crier?

HERMÈS

Tu ne vois pas que c’est la nuit, le temps de l’amour et du rêve et que dans ce palais, Alcmène… dort.
Parle plus bas. Je veux que tu me donnes ton nom. Qui es-tu?

SOSIE

Donner des coups sans en recevoir, ce n’est pas un exploit!

HERMÈS

Ton nom!

SOSIE

Fiche—moi la paix.
Ton bâton peut faire que je ne sois plus, mais pas que je ne sois plus moi.

HERMÈS

Tu m’ennuies. Je vais cogner. Tu es encore Sosie?

SOSIE

Je suis ce que tu veux. Ton bâton fait de toi le maître de mes mots.
Je ne voudrais pas t’ennuyer.

HERMÈS

Alors, laisse-les venir, les mots. Raconte.
Tu disais… qu’autrefois tu te nommais Sosie…

SOSIE

C’est vrai que jusqu’à cet instant j’avais imaginé une chose qui ayait sa justesse, mais… dans la vie parfois, il y a des rencontres… étranges, percutantes, qui changent les idées et vous donnent sur les choses un tout autre regard. Ainsi, vous, que je ne connais pas et à qui je n’ai rien demandé…

HERMÈS

Je suis celui qui se nomme Sosie.

SOSIE

Ah!

C’est donc mon nom que vous voulez! Mais pour quoi faire?
À quoi cela pourrait—il vous servir? Un nom, on ne peut pas le vendre, le boire ou le manger… Qu’est-ce que mon nom peut bien vous rapporter?
Voulez-vous aussi mon état? Il est moins drôle!

HERMÈS

Imbécile, insolent, pauvre type, minable, chien galeux, poisson pourri, mal embouché, faux—cul, petit con. Il m’énerve!

SOSIE

Que de noms! Que de noms! Continuez… je n’ai rien contre les insultes, elles peuvent alimenter les conversations de la nuit!

HERMÈS

Tu te nommes Sosie?

SOSIE

Mais je ne peux pas m’anéantir, me transformer, sortir de ma peau et te l’accrocher aux épaules.
Je ne rêve pas. Je n’ai pas bu, enfin, pas plus que d’habitude.
J’ai toute ma tête et j’ai une mission: je dois raconter la guerre à Alcmène, notre victoire et lui annoncer le retour d’Amphitryon, elle m’attend.
Et voilà que j’arrive, dans un grand noir, je répète mon exposé, je trouve des mots, certains sont beaux, d’autres sont faux, alors je veux recommencer… et puis je te trouve toi, qui me dis être moi, quand je sais, moi…
Et tout cela me semble vrai!

HERMÈS

C’est vrai: Amphitryon m’a envoyé ici.
Hier, tout couvert de poussière au sortir d’une bataille meurtrière, il m’a donné cette mission de venir annoncer sa victoire et la fin de Labdacus, chef des ennemis, tombé de ses mains, à la princesse Alcmène; il a fait cela au moment de sortir du Temple où il avait, comme il se doit, sacrifié au dieu Arès.
Et moi, je te le dis, je suis Sosie, son valet, fils de Dave, berger de cette région, frère d’Harpagon, mort à l’étranger et mari de Charis qui m’épuise souvent avec ses fantaisies.
Sosie, qui parfois se retrouve en prison quand il lui arrive de pousser trop loin l’honnêteté.

SOSIE

Ce qu’il dit n’est pas faux, et à le regarder, c’est étrange… Mais il a quelque chose de moi, comme une allure, comme un regard, ma taille et mon maintien…
C’est plus que quelque chose.
Il faut encore parler. Question.
Dis-moi: quelle est la part du butin qu’Amphitryon s’est octroyée?

HERMÈS

Le diadème de Labdacus.

SOSIE

Tel quel.

HERMÈS

On y a fait graver son initiale.

SOSIE

Donc, il le porte, maintenant.

HERMÈS

Non. Il est destiné à Alcmène.

SOSIE

Il sait tout de cela. Faudrait-il que je commence à douter de moi?
Il était déjà à ma place, il est Sosie par son bâton, et maintenant, le devient encore plus par son histoire. Attends, il y en a une autre qui n’appartient qu’à moi. ‘ .
Au plus fort de la bataille, quand la terre tremblait, qu’on ne s’entendait plus, que ça cognait dans tous les sens, quand il y avait tout ce sang, qu’avons—nous fait?

HERMÈS

D’un jambon…

SOSIE

Aïe!

HERMÈS

… que j’ai trouvé dans une tente, j’ai coupé un morceau, succulent, et puis, j’ai habilement ouvert une gourde et j’ai bu, pour me donner du cœur au ventre… Cette boucherie!

SOSIE

Il l’a dit!
Je sens que ma tête se vide et que mon corps vacille sur mes pieds, il fait tout noir dans mon ventre.
Car enfin, on ne peut pas boire à la gourde si on n’a pas, comme moi, trouvé par hasard, dans un sac, la clef de la réserve…
Il me faut bien capituler.
D’accord, tu peux être Sosie, l’homme dont ce monde a besoin. Davantage me paraît superflu. À deux, ça fait un corps en trop, je m’efface.
Mais quand même, une question, pour savoir…
Réponds-moi: si je ne suis plus Sosie, je suis qui?

HERMÈS

Quand je ne serai plus Sosie, tu pourras l’être, j’y consens.

SOSIE

J’ai compris.
Il faut en rester là, moi, je me dois à ma mission.

HERMÈS

Ah non!
Il faudra donc que je passe à Faction. Viens, mon bâton, sois courageux!
Il y va du bonheur d’Alcmène… et de celui de Zeus aussi! (Il frappe.)

SOSIE

Impossible!
Il faut que je l’évite. Prendre la direction du camp.
Comment Amphitryon va-t-il me recevoir?
Quelle glorieuse ambassade c’était!
Je rentre dans l’œil noir de cette nuit d’Enfer.