En 2017, nous avions déposé une ultime demande d’aide structurelle auprès de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et dans ce dossier, nous avions écrit un texte qui esquissait à grands traits l’histoire de la compagnie, tout en la projetant sur les cinq années qui allaient suivre, avec pour horizon la cessation de nos activités en décembre 2022.

 

Mais le temps s’est allongé, et le COVID a ajouté un an à notre exercice. 

Il s’est aussi brutalement raccourci, parce que notre ami et collègue Miguel Decleire est mort soudainement en septembre 2023, avant que notre tout dernier spectacle soit créé au Théâtre National de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

 

Le mot « inventaire » n’a sans doute qu’un lointain rapport avec le mot « inventeur ».

Mais nous avons passé ces derniers mois  à faire des inventaires, et en considérant rétrospectivement toute l’énergie que nous avons déployée pendant ces 34 années, en contemplant tous ces cartons, toutes ces archives que nous avons léguées aux AML et qui sont l’écume de tous les spectacles que nous avons produits, en faisant, donc, cet inventaire, nous aimons à penser que nous avons été quand même des inventeurs d’une pratique particulière : la nôtre ! 

 

Une pratique qui fut aussi, nous osons le croire, singulière et originale.

 

Tranquinquennal, décembre 2024

 

[1] Archives et Musée de la Littérature

 

 

Transquinquennal, par lui-même.

 

On pourrait parler de « 32 dents », le premier spectacle du collectif en 1989, à la Samaritaine.

 

On se rappellerait que le spectacle suivant, « La lettre des chats » était un récit interactif où le public choisissait ce qu’il voulait voir et entendre, et que c’était le premier texte dramatique de Philippe Blasband, écrivain, dramaturge, scénariste, et qu’il en a écrits d’autres pour nous, des textes. Celui-là, c’était en 1992, à l’Atelier Ste-Anne. 

 

On pourrait évoquer également la création de « La femme et l’autiste » au Plan K en 1994,

lors du Marathon des Écritures Théâtrales. On se dirait que c’était là la première

fois que nous avons travaillé avec le romancier et poète Eugène Savitzkaya. 

Et puis on envisagerait aussi « Aux prises avec la vie courante », « EST » et « Convives », les trois autres spectacles que nous avons faits ensuite avec Eugène sur dix ans.

 

Et puis, on pourrait encore se raconter qu’avec « Ja ja maar nee nee/Ah oui ça alors là » en

1998, nous avons rencontré la compagnie Dito’Dito’, et que cela nous a ouverts à

toute la pratique des collectifs flamands. 

Et continuer en disant qu’on a travaillé deux lustres avec eux et que le point d’orgue de cette collaboration a été « Dans les bois/In het bos », écrit pour nous par l’auteur japonais Oriza Hirata, et que nous avons présenté ce spectacle chez lui, au théâtre Komaba à Tokyo.

 

On se souviendrait aussi du retentissement de « Zugzwang » lors de l’ouverture du

théâtre des Doms, à Avignon. Et dans la foulée, de la création d’un réseau de

partenariats en France. C’était en été 2001.

 

On expliquerait ensuite les spectacles avec Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael,

Frédéric Fonteyne, Dora García, on expliquerait « Coalition », « Capital Confiance », « We want more », ces collaborations que nous avons menées avec d’autres collectifs, Tristero, et le Groupe TOC. Des collaborations qu’on a pu montrer jusqu’à Budapest ou à

San Salvador de Bahia…

 

On raconterait notre participation à six éditions du Kunstenfestivaldesarts, dont, lors de la dernière, la création de « Philip Seymour Hoffman, par exemple » en mai 2017, suite à notre rencontre avec l’auteur et metteur en scène Rafael Spregelburd, lors de « La Estupidez », en 2012…

 

Et puis on parlerait aussi de l’aventure théâtrale et linguistique européenne d’ « Idiomatic », ou de notre spectacle de déconstruction personnelle, « Calimero », et puis…

 

Et puis, on n’en n’aurait jamais fini, et on vous lasserait sans doute avec le récit de tous nos succès et de tous nos échecs, de tous nos faits d’armes et de toutes nos débandades.

 

Nous pensons cependant que notre histoire est plus que la liste de toutes les productions que nous avons présentées au cours de nos 34 ans d’existence. 

Qu’elle a été surtout l’aboutissement d’une réflexion et d’une activité soutenues basées sur plusieurs principes que nous avons essayé de repenser sans cesse à l’aune de nos spectacles.

 

Transquinquennal est donc née en 1989 de la volonté de Pierre Sartenaer et Bernard Breuse de s’offrir un changement de paradigme, de faire du théâtre “autrement”, à l’opposé sans doute de ce qu’ils avaient fait jusque-là, en inventant un espace pour échapper au conformisme de la tradition, du “c’est-comme-ça-qu’on-a-toujours-fait”. Stéphane Olivier les a rejoints sur cet objectif, puis Céline Renchon, Miguel Decleire, Brigitte Neervoort, et épisodiquement mais de façon fidèle, Nathalie Cornet, Marie Szersnovicz, Marie Henry, Mélanie

Zucconi, Bernard Eylenbosch… et bien d’autres, que nous remercions, au gré des productions.

 

Si nous nous sommes construits comme un collectif non-autoritaire, c’est parce que, dans notre situation, il nous semblait être l’outil adéquat pour atteindre notre objectif de remise en question des pratiques traditionnelles. Notre avons pratiqué intensivement la création contemporaine. Nous avons recherché les auteurs, vivants, belges – francophones et néerlandophones – et d’ailleurs. 

 

Nous avons fait tous les métiers de la scène pour construire nos spectacles avec cette volonté de ne jamais tenir notre position artistique pour acquise et de cultiver notre singularité.

Nous n’avons pas cherché l’équilibre, mais le mouvement, un changement permanent vers une destination inconnue. On n’est jamais sûrs de la manière dont un spectacle est reçu par un public, mais en s’adressant autant à son intelligence (sûrs qu’elle valait bien la nôtre et qu’elle était plus aiguisée qu’on nous le disait) qu’à sa sensibilité, nous n’avons jamais douté qu’il reconnaîtrait et apprécierait cette volonté parfois différente d’aller vers lui. Notre travail s’est toujours centré sur cet échange, sur les moyens et les modalités d’y parvenir, sur les règles implicites et explicites qui existaient pour nous et pour lui avant et pendant le spectacle, sur le mensonge, la vérité, les conventions de notre art, et le questionnement de la fiction théâtrale en tant qu’outil d’intelligence du réel.

 

Au cours de ces 34 années, notre besoin de curiosité est resté intact, notre goût du changement de perspective, de point de vue, s’est entretenu. 

 

L’injonction, la contrainte impérieuse, la recherche acharnée, l’obstination, le débat et l’exercice de la contradiction rhétorique furent les outils de notre pratique.

 

Nous en sommes fiers.