Rudi Bekaert se définit comme « un observateur amusé ». Parmi les rares Belges à poursuivre aujourd’hui cette tradition des écrivains capables d’écrire aussi bien dans les deux langues, il avait rédigé en 1997 JA JA MAAR NEE NEE et AH OUI CA ALORS LA, joués alternativement en néerlandais et en français par les acteurs de Dito’Dito et de Transquinquennal. Il y restituait avec délectation les propos ‘mauvaise langue’ des habitants d’un HLM populaire. Il photographie aujourd’hui les bavardages intimes de la haute bourgeoisie. KORTOM (en néerlandais) et ENFIN BREF (en français) sont « des pièces sur l’impunité », analysent les acteurs bruxellois qui pratiquent leur rencontre comme un art de l’écoute.
« Après JA JA MAAR NEE NEE et AH OUI CA ALORS LÀ, qui mettaient en scène des personnages de milieux populaires, j’ai voulu écrire une pièce sur la haute bourgeoisie nantie », explique Rudi Bekaert. « Son cénacle fermé m’inspire. M’intrigue et m’inspire l’univers de ces gens qui virevoltent dans les cocktails mondains. Un jour, dans l’un d’eux, faisant le tour du cercle de convives où valsaient les ‘Je te présente Monsieur Un tel, antiquaire. Madame Une telle, femme du célèbre avocat Un tel…’, je me suis vu introduire par un désinvolte ‘Enfin bref…’. C’est devenu le titre de la pièce qui me traînait dans la tête. J’avais envie d’écrire sur ces personnes qui trouvent normal de dépenser 150.000 FB de loyer pour une villa à Knokke-le-Zoute et 2 millions de FB par mois pour leurs menus besoins quotidiens. Rien ne me choque, tout va tellement loin aujourd’hui. Pourtant, je suis souvent blessé – je pense – , et ému. Je me sens responsable des drames dont je suis témoin : j’essaie d’instiller cela dans mon écriture. Non, je n’écris pas des pièces morales, je ne sais pas ce que c’est. J’entends, j’écoute, je note puis j’écris. Je suis un observateur amusé. »
JA JA MAAR NEE NEE et AH OUI CA ALORS LÀ avaient été créés en octobre 1997 à De Markten en néerlandais et en français. AH OUI CA ALORS LA, la version française, fut ensuite reprise au Théâtre de la Balsamine à Bruxelles, jouée pendant un mois au Théâtre de la Cité Internationale à Paris, et programmée cette saison dans la grande salle du Théâtre National. Les deux versions firent ‘un tabac’. Tout s’y passait à huis clos, dans le hall d’entrée d’un HLM populaire qui devenait la chambre de résonance des médisances et menues préoccupations de ses habitants. Ils y étalaient leur bon entendement des problèmes de notre société, se solidarisaient autour d’unanimités rassurantes et de désapprobations communes. Ils aimaient à gonfler les souris en montagnes. Rudi Bekaert récupérait là une foule de petites phrases instinctives et basiques qui mettaient drôlement en lumière le racisme au quotidien, les méfiances, flagrantes hypocrisies, racontars de mauvaise foi, curiosité mêle-tout et hautes opinions de soi. C’était fin, féroce, léger, impertinent et diablement intelligent.
Rudi fait naître aujourd’hui ENFIN BREF en français et KORTOM en néerlandais, également joués dans chacune des langues par Dito’Dito et transquinquennal : trente scènes composées de plus de 30 % de monologues. Selon une implacable symétrie, quinze d’entre elles se passent dans la riche villa des Ickxs, les quinze autres dans la non moins riche villa des Bertin. GSM à gogo, whisky à flots, Café Nemrod à la Toison d’or et potins mondains, problèmes de diam’s et thérapies new age… Nous naviguons cette fois dans les sphères trépidantes de la jet-set à qui rien ne manque, à moins que ça ne soit tout…
ENFIN BREF est une nouvelle radiographie qui précède un futur projet d’écriture, en milieu rural, VANZELFSPREKEND (Cela va de soi), comédie paysanne. Des drames ‘bourgeois’ contemporains, il ne s’en écrit plus beaucoup aujourd’hui. La fin du 19e siècle en fut généreuse qui offrait aux nouveaux nantis le miroir de leurs travers. Son accès démocratisé, le théâtre du 20e siècle s’intéressa aux plus défavorisés et, bientôt, la scène dut se redéfinir face à l’omniprésence du cinéma puis de la télé : elle radicalisa ses formes, explora de nouvelles manières de raconter, prit le temps de fouiller l’absurde de la condition humaine. L’arrivée d’un texte comme celui de Rudi Bekaert déconcerte : est-ce un Dallas à l’échelle du plat pays ? La différence est qu’il n’y a ni intrigue de pouvoir, ni méchant JR, ni saga familiale, ni guerre, ni paix. Les Ickxs, Bertin et leur entourage font de l’argent. Ils ont le pouvoir de tout posséder. Mais comment être avec autant d’avoirs ? Dans ces deux intérieurs classieux, les hommes en affaires sont quasiment absents tandis que les femmes s’affairent autour des factures de bijouterie, safaris exotiques, cachets de Prozac, lampes solaires et autre garden party…
Stéphane Olivier : « Rudi ne nous apprend rien sur ces gens. A la limite, leur discours peut même paraître cliché. Il est réalité. Rudi veut favoriser l’écoute de ce qui tous les jours arrive à nos oreilles sans s’imprimer vraiment. Comme s’il avait l’impression qu’il fallait répéter les choses pour qu’elles se fassent entendre. Sa pièce s’attaque à quelque chose de très grave dans notre société : l’impunité que donne le pouvoir. Ça, c’est pour le fond. Pour la forme, son écriture place l’acteur face au public dans la même situation ‘d’avoir’ que les personnages : nous devons chacun gérer des monologues d’environ trois pages. C’est un pouvoir énorme ! Le texte n’a pas de structure linéaire : ses scènes sont presque toutes interchangeables. D’autre part, le temps n’a pas de poids sur les personnages. C’est du moins ce qu’ils croient. L’espace non plus puisque toutes les distances sont à portée de Boeing et que le GSM n’arrête pas de sonner. Aucun d’entre eux n’écoute vraiment l’autre. »
Rudi Bekaert : « Ce serait bien d’ailleurs si on mettait un avis à l’entrée de la salle : ‘Prière de laisser branché son GSM pendant la durée de la représentation. Ne le mettez surtout pas en mode vibreur. S’il sonne, décrochez et parlez’… »
Mieke Verdin : « Dans JA JA MAAR NEE NEE, les gens devaient encore prendre l’ascenseur et se rencontrer pour se parler. La moindre anecdote devenait sujet à débattre. Ici, personne n’enchaîne sur les informations livrées par le précédent. Tous semblent parler seuls alors qu’ils possèdent tous les moyens de communication. Ils possèdent tout et la vacuité les envahit. La pièce paraît plus dure et moins humaine que JA JA MAAR NEE NEE et AH OUI CA ALORS LA. Peut-être parce qu’on pardonne plus aux pauvres qu’aux riches. Mais la Xandra de Enfin bref a-t-elle plus de pouvoir ‘humain’ que la madame Vandeputte de JA JA MAAR NEE NEE ? Critiquer un milieu ne nous intéresse pas beaucoup. Questionner, par contre, les relations humaines, l’impuissance à exister et l’inconsciente cruauté, ça oui. »
Rudi Bekaert : « ENFIN BREF a été plus facile à écrire en français que KORTOM en néerlandais. J’y restitue un langage. Historiquement, les ‘hautes’ classes en Belgique se targuaient de parler français, avec des vous et des formules élégantes. La bourgeoisie flamande d’aujourd’hui ne se distingue pas par la langue. Cela fait une différence de forme, pas de fond. »