Une critique de la laïcité et du féminisme dominant
Par Ouardia Derriche
Le corps des musulmanes voilées porte et exprime dans l’espace public européen les tensions multiples qui régissent les rapports entre citoyennes dites minoritaires et citoyennes dites majoritaires. Il interpelle des prescrits admis comme universels comme étant en fait des prescriptions de prescripteurs dominants.
C’est en tant que féministe que j’interviens aujourd’hui : pourquoi le souligner dès l’abord ? Pour rappeler que c’est un titre auquel d’aucun-e-s peuvent prétendre sans qu’on le leur dispute (une simple profession de foi leur suffit) alors que pour d’autres, quasi toute une vie d’engagement féministe ne suffit pas à le leur octroyer sans réserve. Et je fais bien évidemment partie de ces dernier-e-s. Aujourd’hui, ce que je souhaiterais, c’est partager avec vous un questionnement et les quelques éléments que j’ai pu rassembler pour tenter d’y répondre. Le questionnement, douloureux s’il en est pour une féministe racisée comme moi, c’est de se demander pourquoi il semble si difficile, voire presque impossible de penser ensemble le féminisme et l’antiracisme, de penser ensemble l’égalité entre les hommes et les femmes et l’égalité entre toutes les femmes de la planète et enfin de penser ensemble l’émancipation des femmes et l’émancipation des peuples. Ce questionnement s’est donné libre cours pour moi autour et à propos de la fixation sur ces corps hors normes que constituent les corps des musulmanes voilées dans l’espace européen. Dans mon exposé, je me limiterai à l’espace français et belge francophone dans lesquels les réactions à la présence de ces corps dans l’espace public, quoique comportant des nuances importantes liées à des cultures politiques différentes (malgré le sentiment subjectif de proximité culturelle revendiquée par des Belges francophones), figurent cependant parmi les plus crispées.
Se départir de l’horizon des « préjugés séculiers-libéraux»
Dans le concert des réactions de type émotionnel, tant chez des femmes que chez des hommes, auxquelles la présence de ces corps de femmes voilées donne lieu, d’aucun-e-s (féministes, laïques et autres femmes et hommes de progrès) ont procédé à de nombreuses tentatives de rationalisation. Celles-ci aboutissent toutefois toutes à la conclusion que cette présence n’a pas lieu d’être, qu’elle est, au choix ou simultanément, le signe d’une régression, une provocation, un danger majeur pour la laïcité/la neutralité, le féminisme, la République. Sans oublier qu’elle constitue un danger pour ces femmes elles-mêmes, susceptibles de perdre dans l’aventure un grand nombre de droits et de libertés qui auraient été, jusque-là et durement, acquis par les luttes des femmes depuis plus d’un siècle. A ce stade, nous pourrions déjà dire, avec Gaston Bachelard : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas ; elle traduit des besoins en connaissances. En désignant des objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître ». Et nous ajouterions, en accord avec Saba Mahmood, qu’il est nécessaire, pour initier une démarche de connaissance sur un univers qui nous est inconnu, d’entrer dans un véritable processus d’apprentissage de l’humilité, de se départir dans ce cas en particulier, de l’« horizon des préjugés séculiers-libéraux »qui limite toute recherche et toute lecture sur l’islam, de se départir des certitudes féministes, du « mode viscéral d’appréhension » qui domine en la matière ; il faut pouvoir s’astreindre à rendre scrupuleusement compte d’un mode de vie qui nous interpelle avant de lui appliquer des catégories étrangères et vouloir le faire disparaître.
Ainsi, la conception laïque occidentale, selon laquelle le lieu propre de la religion et des émotions est la vie intérieure de l’individu est au fondement de la critique faite à ce besoin des musulman-e-s d’afficher des signes extérieurs de leur foi. Or les travaux de l’anthropologue américain Talal Asad ont précisément montré que cette vision du fait religieux était une construction particulière liée à l’histoire propre du monde occidental chrétien et que le monde de l’islam n’entrait pas dans cette vision. C’est ainsi que le port contraignant d’un vêtement particulier ou l’astreinte à des rituels tout aussi contraignants sont des moyens requis et consentis qui permettent, par leur répétition, de construire un habitus au sens aristotélicien du terme, un sens plus proche de celui de performation propre à Judith Butler que de celui de Bourdieu.
De la même manière, la certitude féministe occidentale, suivant laquelle toute démarche d’émancipation par rapport à la norme passe nécessairement par une forme de résistance à la norme, ne fonctionne pas à l’observation dépassionnée que l’on peut porter sur les nombreuses femmes musulmanes qui, dans leur combat pour exister pleinement en tant que femmes musulmanes, tant dans les sociétés musulmanes d’origine que dans les sociétés européennes d’accueil, adoptent un comportement qui se caractériserait plutôt par le fait d’habiter autrement la norme.
En interrogeant toutes les projections qui se focalisent sur ces corps voilés, j’ai tenté d’en esquisser un schéma de compréhension, tout en veillant à articuler étroitement féminisme et antiracisme. C’est dans le cadre de cette démarche que j’ai eu le privilège de découvrir simultanément des travaux d’anthropologues tels que Talal Asad et Saba Mahmood, travaux rangés dans une catégorie appelée études postcoloniales et les réflexions stimulantes développées par des féministes que l’on pourrait appeler elles aussi postcoloniales ou mieux encore décoloniales.
Mettre en connexion des problématiques pensées comme antinomiques
En croisant les travaux des un-e-s et des autres et leurs conclusions, il m’est apparu que ce qui était en jeu (et aussi un enjeu), c’est une difficulté, pour ne pas dire une incapacité à penser ensemble, à mettre en connexion une série de questions, de problématiques que l’on a toujours eu l’habitude de penser séparément, voire comme étant totalement antinomiques. Ainsi, si on n’a aucun problème à concevoir l’idée, sinon la réalité, de l’égalité entre les femmes et les hommes, il semble infiniment plus difficile de parvenir à concevoir une égalité entre toutes les femmes, quelles que soient par ailleurs la diversité de leurs caractéristiques et de leurs expériences vécues ou de leurs visions respectives de l’émancipation. Mais il y a également une difficulté, voire une incapacité à concevoir dans un même ordre de perception et dans une coexistence spatio-temporelle des réalités qu’on a tout autant pris l’habitude de considérer comme n’ayant strictement aucune relation entre elles.
Ainsi, il apparaît comme allant de soi que le monde occidental, et l’Europe plus précisément, ait une Histoire, une Histoire perçue et fantasmée comme mue et habitée par la notion de progrès et se déployant comme une marche triomphale vers la liberté et la modernité. Le concept de modernité lui-même, né dans le sillage de cette Histoire, est conçu comme une brillante acquisition des nations européennes, obtenue sans la moindre relation et sans rien devoir à la conquête du Nouveau Monde, à la colonisation de nombreux autres territoires sur d’autres continents, à l’asservissement de leurs peuples et à l’esclavage des peuples noirs d’Afrique subsaharienne.
Ce qui est et reste en effet véritablement de l’ordre de l’impensé (de l’impensable?), c’est le fait que, du dix-septième au dix-neuvième siècles, l’essor des libertés en Europe s’est accompagné de l’essor de l’esclavage et que « ces deux développements contradictoires » sont non seulement « simultanés » mais «étroitement liés et interdépendants.» Ce qui est tout autant évacué, ce sont les crimes et les violences commis à l’intérieur même de l’Europe (l’expulsion des Juifs et des Maures d’Espagne et la violence d’État qui a accompagné l’instauration du capitalisme). En effet, au sein des pays européens eux-mêmes, l’essor du capitalisme, car c’est bien de cela qu’il s’agit, s’est réalisé sur la base de la dislocation violente des communautés villageoises européennes, de la privatisation (via les « enclosures » au profit de la gentry européenne et internationale de l’époque) des biens qui étaient jusque-là propriété commune des paysans et de l’« émancipation » de ces derniers d’un statut de paysan attaché à une terre à celui de prolétaire sans ressources et sans droits.
A ce stade, il convient de rappeler aussi, avec Silvia Federici, que pour arriver à leurs fins, les tenants du nouveau paradigme socio-économique (Églises et élites des États nations naissants européens) ont parallèlement procédé à une violente chasse aux sorcières qui a littéralement embrasé l’Europe pendant plus de 200 ans, de la fin du quinzième siècle au dix-septième siècle, et qui a permis de réduire la résistance des communautés paysannes en les ciblant à leur cœur : leurs femmes, coupables de s’opposer fermement à l’éclatement de leurs communautés dans lesquelles elles détenaient de nombreux savoirs et pouvoirs (dont le savoir et le pouvoir sur la reproduction) et, en dépit du fait que c’étaient des univers sexistes, elles avaient infiniment plus de prérogatives et de libertés qu’elles n’en ont gardé, une fois le capitalisme installé. Et avec celui-ci, était parallèlement instauré un nouvel ordre patriarcal, où le corps des femmes, leur travail, leurs pouvoirs sexuels et reproductifs seraient placés sous le contrôle de l’État et transformés en une ressource économique.
C’est d’ailleurs le même type de mésaventure qu’ont subie les femmes de la plupart des terres conquises hors d’Europe, que ce soit celles d’Amérique latine, des colonies d’Afrique du Nord ou du sous-continent indien, l’Europe « émancipatrice » a généralement fait reculer le statut des hommes, cela va de soi, mais par la même occasion et plus drastiquement encore, celui des femmes.
Déconstruire la matrice coloniale et décoloniser les esprits
Ce rappel du passé permet de remettre en avant une constante dans l’histoire de l’Europe, de la fin du quinzième siècle jusqu’à nos jours, c’est la tendance, face au reste du monde, à se représenter comme monde à elle toute seule, à se penser comme sujet hégémonique de tout savoir et de toute discipline, à travailler sur le reste du monde comme objet de connaissance et à penser ses savoirs, ses discours et ses idéaux comme frappés au coin de l’autorité de l’universalisme qui s’impose alors souverainement, par diffusion, au reste du monde quasi entièrement constitué d’ailleurs, jusqu’il y a peu, de ses empires coloniaux.
Tout cela n’a pas manqué de marquer durablement les esprits des Européens et des Européennes et la décolonisation politique et matérielle relative des anciennes possessions territoriales européennes ne s’est guère accompagnée, hélas, d’une décolonisation des esprits et ce, des deux côtés de la frontière symbolique. De ce côté-ci de la frontière, cela se traduit par la persistance, le plus souvent inconsciente, mais véritablement indurée et enkystée, parce que profondément intériorisée dans les esprits et les mentalités, d’une structuration hiérarchique binaire du monde et des peuples. A l’Europe, les Lumières et la civilisation, les Droits de l’Homme et même, tant qu’à faire, l’égalité sexuelle ; au reste du monde, les divers degrés de l’arriération, voire dans certains cas, de la barbarie. Cet imaginaire proprement colonial a été notamment illustré à un haut niveau de « scientificité », par la théorie du clash des civilisations, théorie produite hors d’Europe mais qui y a néanmoins rencontré un franc succès. Selon cette théorie, le dernier degré de l’arriération serait l’apanage du monde musulman dont les ressortissants, quoique présents en tant que citoyens dans nos univers « modernes » et « civilisés », seraient et resteraient cependant des ferments irréductibles d’altérité immuable et immobile. En effet, considérez leur attachement réactionnaire au religieux et leur sexisme indécrottable par opposition à notre laïcité/neutralité éclairées et à notre égalité sexuelle, voire notre féminisme devenus, depuis peu et opportunément, valeurs fondamentales et non négociables de nos sociétés.
Il y a ainsi, dans les mouvements de femmes mainstream, une réelle incapacité à imaginer une quelconque communauté de destin avec les femmes de ces groupes discriminés, marginalisés, perpétuellement pensés comme des nouveaux-venus alors que, pour certain-e-s d’entre eux-elles, ils et elles sont là depuis près d’un siècle ! En effet, les Algérien-ne-s, par exemple, sont présents en France depuis la fin de la Première Guerre mondiale ! Cette matrice coloniale continue d’habiter les esprits et de structurer jusqu’aux mouvements d’émancipation européens eux-mêmes, partis et syndicats « progressistes » inclus. Et le féminisme mainstream n’y échappe pas plus que les autres. Ce que j’entends par féminisme mainstream, c’est le féminisme bourgeois tel qu’il s’est peu à peu profilé au lendemain de l’institutionnalisation du mouvement des femmes en Belgique, en se détachant peu à peu des préoccupations sociales qui étaient jusque-là les siennes. Et c’est le féminisme qui a été peu à peu médiatisé et popularisé, partout ailleurs en Europe au lendemain du 11 septembre 2001, lorsque la majeure partie de la classe politique et médiatique, femmes et hommes confondus, s’est découverte féministe pour s’opposer à ces ressortissant-e-s de cultures arriérées, qui avaient le front de vouloir afficher, dans un environnement sécularisé, des symboles de conviction religieuse, lesquels n’étaient en fait que des signes avérés de soumission éhontée de leurs femmes. Tou-te-s ces féministes, fraîchement autoproclamé-e-s pour nombre d’entre eux-elles, alors qu’ils et elles étaient jusque-là au mieux indifférent-e-s, ou pire, farouchement opposé-e-s à l’égalité sexuelle, en ont soudain fait, par un véritable tour de passe-passe, une valeur constitutive et non négociable du patrimoine historique européen.
Travailler à une critique féministe de la mondialisation passée et présente
Dans la réalité, les mouvements de femmes sont caractérisés par une grande diversité et leurs conceptions sont plus nuancées mais ce qui en apparaît dans les médias et ce qui en est largement relayé et qui fait donc communément sens et loi, c’est la tendance lourde signalée ci-dessus. Qui connaît, par exemple, les positions solidaires et antiracistes du Vrouwen Overleg Komitee ? En tous cas, pas les médias mainstream, qui ne leur font guère écho dans leurs rubriques. Les femmes du VOK elles-mêmes ont d’ailleurs dénoncé le hijacking néolibéral et conservateur du féminisme.
Diane Lamoureux, féministe québécoise décoloniale, le rappelle: A ses débuts, le féminisme a entrepris de critiquer l’androcentrisme des disciplines académiques, insistant sur le fait que les femmes étaient absentes de la fabrication de la connaissance, d’une part, et que leur expérience soit n’était pas prise en compte dans l’élaboration des diverses disciplines universitaires, soit était ramenée à une déviation par rapport à la norme de l’humain qui demeurait masculine, de l’autre. En même temps, dans un premier temps à tout le moins, les réflexions féministes ont largement pris appui sur l’expérience des femmes blanches, scolarisées, de classe moyenne, hétérosexuelle des pays occidentaux.
Ce que Diane Lamoureux met ainsi en lumière, ce sont les caractéristiques particulières de l’apparition du féminisme en Occident, c’est sa contextualisation. En effet, trop souvent, l’histoire du féminisme occidental n’est pas reliée à ses conditions d’apparition. L’une d’entre elles est d’autre part incontestablement la forte croissance économique des Trente Glorieuses, qui a permis d’obtenir un niveau inégalé de bien-être matériel en Occident. Et là aussi, c’est le déni de la dimension coloniale et impériale qui a servi de support tant à la constitution de la démocratie dans les Etats nations européens qu’à la naissance du féminisme : c’est grâce à l’extorsion des ressources dans les colonies et à la réduction à la misère de leurs peuples spoliés, pour lesquels ces « trente glorieuses » furent tout aussi incontestablement les « trente odieuses », que ce niveau de bien-être inégalé a été acquis. Une critique féministe de la mondialisation passée et présente reste encore largement à élaborer et reste surtout à traduire dans les actions féministes. A ma connaissance, les travaux de Silvia Federici sont une heureuse exception. Et à l’intérieur des pays européens, aujourd’hui, c’est le même déni de la dimension néocoloniale de construction de l’altérité qui est à l’œuvre à l’égard des groupes exclus ou racialisés, pour l’essentiel des citoyens issus de ou descendants des peuples des territoires des anciens empires coloniaux européens.
La laïcité, une idéologie défensive d’un groupe « rentier »
Le concept de laïcité, qui est un autre fleuron de l’héritage européen, n’est pas non plus exempt de critiques. En effet, si la laïcité d’hier portait un projet émancipateur séparant les Eglises et l’État, promouvant l’égalité des citoyens (c’est-à-dire les hommes français, pas les femmes et encore moins les colonisés !) et protégeant les libertés individuelles, elle est trop souvent invoquée aujourd’hui pour repousser les populations venues du Sud et leurs cultures, pour faire barrage à l’islam tout en s’accommodant fort bien d’un christianisme sécularisé.
Aujourd’hui, si une minorité de bons élèves peuvent encore continuer à se prévaloir des vertus de l’élitisme républicain français, la majorité des autres en sont exclus, promis qu’ils sont au chômage et à la précarité et au discrédit social qui les accompagnent. Dans une telle situation, la laïcité devient une pure idéologie inopérante et n’est plus qu’un instrument de domination qui invalide, en les dévalorisant, les cultures et les identités des autres, c’est-à-dire des surnuméraires auxquels la société néolibérale n’a plus aucune place à offrir en son sein. La neutralité laïque contraint les enfants des diverses immigrations à laisser leurs cultures et leurs identités au vestiaire, pendant que les enfants de la classe moyenne supérieure voient les leurs validées et valorisées par l’école. Devant cet état de fait, certains défendent l’idée d’un dévoiement du projet laïque original, qui ne comporterait pas au départ cette dimension de transformation d’un idéal d’émancipation des individus en idéologie défensive d’un groupe devenu « rentier de la laïcité ».
Oui, la laïcité à la française a constitué un projet révolutionnaire de construction nationale et un projet civique éducatif et moral ; oui, elle a permis à de nombreux individus d’expérimenter une voie d’émancipation en les libérant entre autres de l’obligation de croire et des assignations traditionnelles. Ce faisant, elle a néanmoins installé un nouvel ordre national et moral. Et l’instauration de cet ordre s’est réalisée au prix non seulement de l’éradication violente des langues et des cultures régionales mais aussi au travers d’une politique nationaliste et colonialiste et d’une hiérarchisation des cultures et des identités, y compris au sein du territoire national, dans le cadre d’une vision évolutionniste et scientiste du progrès. Et pas davantage hier qu’aujourd’hui, cela n’a empêché la xénophobie envers les migrants européens, tenus eux aussi en leur temps pour inassimilables, et le racisme pur et dur envers les colonisés tenus, eux, enfermés dans leur infériorité « primitive » irréductible. Ce qui a changé depuis, c’est que la laïcité a quelque peu perdu de son aura progressiste et surtout, de son pouvoir d’enchantement parce que la France n’est plus la grande nation de la Révolution. Aujourd’hui, la laïcité n’est plus qu’une façon, pour les « Français de souche », de défendre leur identité malmenée, bien que toujours dominante, dans un environnement national où ils se sentent « débordés » par leurs « nouveaux » concitoyens issus des diverses immigrations, et dans un environnement international où la France a perdu la position de prééminence qui était la sienne au temps de son immense empire colonial.
« Provincialiser » l’Europe et reformuler un projet d’émancipation féministe global
C’est un véritable renversement de paradigme qui est donc en jeu aujourd’hui. Il est apparu à partir du moment où la France et avec elle l’Europe ne sont plus le centre du monde, non seulement sur le plan économique ou politique, mais surtout du fait de l’apparition d’une pensée originaire des pays du tiers monde, qui récuse la prétention à l’universalité apparue en Europe au temps où celle-ci dominait le monde. Dans le cadre de ce nouvel esprit, il s’agit de « provincialiser l’Europe » et pour celle-ci, de s’ouvrir aux pensées critiques qui émergent du reste du monde et de les confronter aux siennes afin de co-construire des savoirs communs dans un monde unifié.
En tant que féministes, il nous faut, nous aussi, porter un questionnement autocritique permanent sur nos propres savoirs, discours et pratiques ; il s’agit pour nous de faire un véritable effort de décentrement, de nous ouvrir aux féminismes « des marges » et à leurs apports théoriques (Black Feminism et féminisme musulman), non seulement pour comprendre la réalité des femmes noires et musulmanes mais plus fondamentalement pour reformuler théoriquement le projet d’émancipation féministe global. En bref, il est urgent de penser un féminisme postcolonial ou mieux encore, décolonial, un féminisme inclusif par le dialogue respectueux avec les autres femmes du monde entier.
Aujourd’hui, au moment où les mouvements sociaux reprennent timidement l’offensive et où il semble clair que la mainmise néolibérale sur nos sociétés se traduit par la remise en question des droits acquis du plus grand nombre, et singulièrement des femmes, il est temps de se rendre compte que la régression des libertés politiques, économiques mais aussi reproductives et sexuelles des femmes ne doit pas être masquée et occultée par une rhétorique néocoloniale qui nous fait croire que l’égalité est déjà là et que ce sont les femmes racisées originaires du Sud qui la mettent en danger. Aujourd’hui, nous pensons, en accord avec Diane Lamoureux, que le Sud est le laboratoire social du Nord et que nous devons en être conscientes et rester vigilantes afin de nourrir des luttes communes en matière de justice sociale, en parallèle avec les luttes contre les inégalités entre les femmes et les hommes. La Marche mondiale des femmes est un exemple d’intégration des deux types de luttes : une lutte pour la démocratie participative sur le plan local et pour la solidarité sur le plan international.
En conclusion, nous dirons avec Wendy Brown que, plus que jamais, il nous faut réfléchir « simultanément » à plusieurs niveaux et en abordant plusieurs problèmes à la fois, comme celui de la violence contre les femmes, de la persistance d’un discours colonial sur la race et la religion, de la normativité hétérosexuelle, de l’approche néolibérale de la vie quotidienne, de l’appropriation des Etats par le capital financier, le fait que le discours universel sur les droits humains soit souvent un instrument de suprématie pour la civilisation occidentale, le problème enfin de l’existence d’un ordre économique dont l’impératif est la croissance et le profit, mais jamais une planète durable, ni les besoins d’une vie qui ait un sens. Nous avons du pain sur la planche !
SOURCE: Penser un féminisme décolonial, une urgence. Article publié sur CNP News.
Cette contribution a été présentée par la sociologue belgo-algérienne Ouardia DERRICHE dans le cadre du colloque Unruly Bodies de Sophia, réseau bi-communautaire belge d’études femmes, le 30 octobre 2015.