La réalisatrice de pornos, écrivaine et militante évoque l’impact de #MeToo dans le milieu du X et revient sur la notion de consentement. Elle appelle aussi à l’indulgence envers soi-même et envers les autres dans une sexualité assumée.
De la pornographie militante aux documentaires féministes, Ovidie a réalisé de nombreux films – le dernier en date, Là où les putains n’existent pas, a reçu le prix Amnesty International au festival de Thessalonique (Grèce). Elle y dénonce l’acharnement de l’Etat suédois dans la lutte contre la prostitution. Ovidie a un temps promu l’empowerment des femmes par le sexe. Elle en est «un peu revenue», a écrit des livres, dont le pionnier Porno Manifesto (Flammarion, 2002), dans lequel elle défendait, face aux conceptions rétrogrades, un cinéma pornographique militant et émancipateur.
Prolifique, elle décortique méthodiquement le processus de construction de nos fantasmes, notamment dans une bande dessinée (Libres !Delcourt, 2017) ou alerte les parents des dangers qu’encourent leurs enfants, soumis de plus en plus jeunes à la vision de contenus hard sur le Net (A un clic du pire, Anne Carrière, 2018). Lucide, elle constate : le patriarcat ne va pas «cramer de [son] vivant» tout en se félicitant des avancées qu’a permis #MeToo et en poursuivant la lutte, en bonne combattante libertaire. Si Ovidie s’intéresse au sexe, c’est essentiellement pour ce qu’il nous dit d’une société dont elle dénonce la misogynie structurelle.
Huit mois après le début des mouvements #MeToo et #Balance ton porc, vivons-nous une nouvelle civilité dans les rapports amoureux ?
J’ai l’impression que ça dépasse le rapport amoureux. On est dans une redéfinition des rôles de chacun dans l’ensemble de la société. Ce qui était avant #MeToo fait partie de l’ancien monde, un monde révolu. Toutes les situations fondées sur un rapport de dominant et de dominé ont été redéfinies, parce que ce qui a été au cœur des débats, c’est le consentement. C’est surtout ça qui a changé.
Cette recherche constante du consentement risque-t-elle d’être un frein à l’érotisme, comme certains le craignent ?
C’est une idée qui revient assez souvent de la part de générations qui idéalisent une soi-disant époque de liberté sexuelle, qui n’a jamais existé à mon avis. C’était par exemple le sens de la tribune sur le droit d’importuner (1). Peut-être que dans certains milieux intellos, où on se branlait en lisant Bataille, on a vécu quelque chose d’intéressant, je ne le conteste pas. Mais je ne crois absolument pas que la génération de ma mère se soit vraiment éclatée au pieu, encore moins celle de ma grand-mère. Des «sachantes» ont sorti cette carte de la «liberté sexuelle» pour alarmer contre le retour du puritanisme : c’est un argument classique de la part de personnes qui ne veulent pas céder leurs prérogatives.
On parle beaucoup du puritanisme du modèle anglo-saxon, mais jamais du courant du féminisme prosexe, qui vient lui aussi des Etats-Unis. Pourquoi ?
Cette histoire de galanterie à la française – qu’on aime opposer au puritanisme américain – et de rapports de domination soi-disant indispensables à la jouissance, est ancrée dans notre culture, vraiment, depuis qu’on a réédité les textes de Sade [Juliette a été republié en 1945, ndlr], qu’ensuite Pauline Réage est arrivée avec Histoire d’O (1954), puis Bataille, de plus en plus lu dans les années 50. Toute cette période où l’on commence à s’astiquer sur la jouissance de la transgression et durant laquelle apparaît l’idée, même dans la psychanalyse, que «toute jouissance est une jouissance de la transgression».Ce qui est vite devenu : «Toute jouissance est forcément une jouissance de la domination.» Une partie de l’élite intellectuelle s’est alors amusée à jouer à «fouette-fouette». Grand bien leur fasse, je n’ai pas de problème avec les rapports sado-masochistes. Mais ils ont été survalorisés, intellectualisés, comme s’il s’agissait du plaisir le plus raffiné, du stade ultime de la sexualité. L’idée que les femmes se révèlent grâce à un homme est encore très présente : le succès de 50 Nuances de Grey en atteste. La révélation sexuelle d’une femme passe par les bras d’un homme, a fortiori d’un homme dominant.
On ne veut pas en démordre. Or, le discours des féministes prosexe, ça n’était pas ça du tout. Il portait une forme de jouissance joyeuse, dans l’ouverture totale à l’autre… Et fondée sur le consentement ! C’était quand même ça, le deal du féminisme prosexe : on peut aller loin, se fister, s’attacher, mais la base de tout c’est la bienveillance et le respect de l’autre. Ce discours a longtemps été peu audible à cause des conservateurs. Et plus on a évolué vers une forme d’hyperérotisation de la société, plus on a reproduit la domination masculine, sauf que cette fois-ci elle était hyper-érotisée. C’est la raison pour laquelle le discours féministe prosexe n’a jamais été complètement audible : il participait d’un mouvement de libération et tout mouvement de libération est destiné à être étouffé, ou récupéré par le spectacle et dénaturé.
En Suède, la loi considère désormais que tout acte sexuel sans accord explicite est un viol. Que pensez-vous de la contractualisation du consentement, notamment via des applications ?
J’ai passé beaucoup de temps en Suède, et le coup des applications dont tout le monde a parlé, je ne l’ai pas remarqué. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais la plupart des Suédois et des Suédoises n’en utilisent pas. Je ne crois absolument pas à la contractualisation, sauf quand on est dans des rapports très codifiés, dans des relations SM assez poussées pour lesquelles il faut déterminer un safe word [mot convenu à l’avance pour indiquer que l’un des partenaires veut arrêter]… Là, oui, une forme de contractualisation, verbale ou écrite, pourquoi pas. Mais dans la plupart des rapports, il n’y a pas besoin de ça !
L’autre jour, j’avais une conversation avec une personne avec qui j’ai des rapports intimes et je lui disais qu’il y avait quelque chose dont j’avais envie et qu’on ne faisait pas. Ce serait juste, régulièrement, de se demander si ça va. «T’es ok ? Ça va si je te fais ça ?» Ça fait partie des petites choses qu’on pourrait introduire sans que ça devienne contractuel et chiant. Je pense que ça peut progressivement rentrer dans notre culture ou dans nos pratiques. C’est ce qui va être compliqué : on va tous devoir s’habituer à ces petites choses, jusqu’à ce qu’elles deviennent des automatismes et qu’on n’y pense plus. Ce sont toutes ces pratiques autour de la notion de consentement qu’on pourrait intégrer, sans avoir besoin de contractualiser ou de faire des applis.
Quel a été l’impact de #MeToo dans le milieu du porno ?
Il y a eu une forme de «proto-#MeToo» avec l’actrice Stoya [qui a dénoncé un viol commis par son partenaire James Deen, également acteur, ndlr]. Nikki Benz a aussi dénoncé un viol sur un tournage [de la société de production] Brazzers aux Etats-Unis. C’est quelque chose de nouveau. Avant, le viol sur les plateaux, personne n’en parlait. C’est très compliqué car c’est une industrie qui fonctionne essentiellement sur le fantasme de la contrainte ou de la domination. La plupart des productions se basent là dessus. Et si on n’arrête pas de rabâcher qu’on jouit dans la domination, que c’est ce dont fantasment la plupart des gens, il sera bien plus compliqué d’avancer sur la représentation des fantasmes. Ce qui est affreux c’est que même au sein du milieu porno militant, prosexe, queer, tout ce que vous voulez, j’ai entendu aussi, au cours de tables rondes et de débats avec le public, des organisateurs de festival ou des militants dire : «En fait ce qu’on diffuse, ce qu’on projette, ce n’est pas forcément ce qui nous excite.»Comme si, plus c’était éthique et respectueux, moins c’était excitant. C’est frappant de voir à quel point on a intégré l’idée que la jouissance ne peut pas se faire dans l’ouverture à l’autre mais forcément dans la contrainte, dans la fermeture.
Comment la prise de conscience qu’a engendré #MeToo modifie la façon dont on désire, ou dont on perçoit nos désirs ?
Je ne suis pas sûre qu’on puisse percevoir ces modifications maintenant, tout de suite. C’est trop tôt pour le dire. Nos désirs et nos fantasmes ne se construisent pas ex nihilo. Ils sont le fruit de notre environnement culturel et on ne peut pas les déconstruire en un claquement de doigts. On ne peut que supposer un impact sur le long terme sur nos fantasmes et nos désirs. Chacun d’entre nous peut être tout à fait conscient d’avoir intégré une forme de misogynie sur certains points. Est-ce que ça veut dire qu’il faut s’imposer de s’en affranchir dès maintenant ? Je ne crois pas.
Qu’est-ce qu’on en fait, alors ?
Déjà, il ne faut pas culpabiliser. C’est contre-productif. Et il ne faut pas non plus avoir la prétention de s’en libérer comme ça. Sans compter que parfois, ce sont des constructions un peu bancales qui peuvent nous convenir à un moment et nous amener à prendre du plaisir pendant un temps. On ne peut pas s’interdire de prendre du plaisir de cette façon-là, sous prétexte que d’un point de vue idéologique ou féministe ça ne tient pas la route. La question, c’est : «Est-ce que ça m’apporte vraiment du plaisir ? Ou est-ce que je le fais parce que j’imagine que c’est ce qui va plaire à l’autre ?» #MeToo, c’est ça : une interrogation sur la notion de consentement dans son intégralité. Dans ma bande dessinée Libres ! il y a aussi un appel à l’indulgence, envers soi-même et envers les autres. A ne pas juger la sexualité des autres, mais à ne pas juger la sienne et ses propres fantasmes aussi. Plus d’indulgence, plus de sororité.
Craignez-vous un retour de bâton, comme l’avait théorisé la journaliste Susan Faludi dans son essai féministe Backlash?
Il y aura des résistances. Plus on avancera, plus il y aura des masculinistes, plus l’IVG sera remise en question, plus le porno deviendra violent aussi. C’est intéressant de voir que lorsqu’on arrive à s’émanciper sur certains points, on est toujours rattrapées sur d’autres. La libération des femmes, c’est le mythe de Sisyphe. On pousse notre pierre, on a l’impression d’arriver tout en haut de la montagne, et patatras ! Elle retombe. C’est un éternel recommencement. La domination masculine a plusieurs visages. On nous disait d’être la parfaite fée du logis, maintenant il faut être la reine de la fellation. C’est la même idée.
(1) Parue peu après le début du mouvement #MeToo dans le Monde, cette tribune signée notamment par Catherine Deneuve, Peggy Sastre et Catherine Millet défendait une «liberté d’importuner», indispensable à la «liberté sexuelle».
SOURCE: «On a intégré l’idée que la jouissance ne peut se faire que dans la domination» Interview d’Ovidie Libération par Léa Mormin-Chauvac, 27 juillet 2018